Comment passe-t-on du reportage de guerre à la réalisation d’un documentaire ?
L’élément déclencheur a été mon retour dans cette région du Donbass que je connaissais bien. Je cherchais la meilleure manière de raconter la vie quotidienne des soldats sur le front. J’ai d’abord fait des repérages – deux semaines sans la caméra et deux semaines avec – puis, à mon retour, j’ai travaillé avec mon monteur, Léo Gatelier, sur une ébauche afin de démarcher des investisseurs. Cela n’a pas été évident car, à ce moment-là, la guerre en Ukraine était une guerre oubliée. Je ne remercierai jamais assez la société de production Unité de m’avoir fait confiance. L’idée d’un film documentaire s’est donc imposée au fil de ma réflexion en même temps que celle de son hyper stylisation : un film en noir et blanc, au format 4/3, à mille lieues d’un reportage pour la télévision.
Pourquoi ce parti pris ?
Je savais qu’il allait me permettre de retranscrire au plus près cet environnement très cloisonné, la promiscuité, les jeux de lumière à l’intérieur des tranchées. Aussi étrange que cela puisse paraître, le noir et blanc rend, pour moi, les choses plus authentiques. Par ailleurs, en réduisant la vision spatiale des spectateurs, le format 4/3 permet à la fois de faire ressentir ce que les soldats vivent dans l’univers des tranchées et de se recentrer sur les hommes, les visages et les corps.
Aviez-vous des références cinématographiques en tête pour ce film ?
Pour les déambulations dans les tranchées, j’avais dans un coin de mon esprit Les Sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick mais aussi, dans un univers différent, Elephant (2003) de Gus Van Sant. J’aime également beaucoup le cinéma russe. Je me suis nourri des films d’Andreï Tarkovski ou d’Elem Klimov, sans que cela se voie à l’écran d’ailleurs. Je me suis aussi rendu sur place avec des lettres écrites dans les tranchées par les Poilus de 14-18. Très vite, j’ai compris que les confidences des soldats ukrainiens de 2020 rejoignaient celles des soldats français de la Première Guerre mondiale.
Comment avez-vous choisi la tranchée où vous avez filmé ?
J’en ai visité plusieurs et j’ai choisi celle que l’on voit dans le film par affinités avec les soldats et les commandants locaux qui s’y trouvaient. En fait, j’ai rencontré en 2013, au début du mouvement Maïdan en Ukraine, un jeune ingénieur devenu avec les années un commandant de l’armée ukrainienne. Il m’a permis d’accéder à cette tranchée sans avoir besoin d’autorisation. Il m’a offert une liberté incroyable.
Combien de temps avez-vous mis pour « apprivoiser » ces soldats avant de tourner ?
J’ai vécu au milieu d’eux sans sortir ma caméra pendant deux semaines. Un moment essentiel car tout ce que j’ai pu y ressentir, je l’ai retranscrit dès que j’ai commencé à filmer. S’intégrer au sein d’un tel bataillon prend forcément du temps. Mais le fait d’avoir été introduit par un membre de l’armée, de ne pas être un simple élément extérieur a facilité les choses.
La casquette de réalisateur a-t-elle changé votre approche et votre regard de journaliste ?
Les deux démarches sont aux antipodes. Comme journaliste, on vient capter des choses précises, souvent décidées à l’avance. On fait des interviews dans des cadres très codifiés. En tant que cinéaste, je me suis intéressé avant tout au quotidien des soldats dans les tranchées et non à l’aspect purement militaire. Quand on parle de tranchées, on a l’impression que la bataille fait rage sans arrêt, que les soldats sont constamment sous un déluge de feu. En fait, l’attente y règne en maître essentiellement. Il s’agit d’une phase psychologiquement très pesante où les soldats ne font rien, où ils « tuent le temps ». C’est le propre de la tranchée : un espace qu’ils construisent eux-mêmes pour se protéger puis qu’ils consolident pour arriver à y vivre… avant d’y mourir, peut-être. C’est pourquoi ces tranchées deviennent un espace de remise en question très forte d’un point de vue existentiel. Beaucoup de soldats se sont demandé ce qu’ils allaient faire plus tard une fois revenus à la vie civile et leur contrat avec l’armée terminé. Ce sont ces moments que j’ai voulu capter à travers leurs confidences.
Vous saviez dès le départ qu’aucune voix off n’accompagnerait le récit ?
Oui. Là encore, en tant que journaliste, j’ai parfois été très frustré de devoir m’en tenir à des codes très lourds dans la narration comme dans les cadrages. Ici, j’ai voulu m’en affranchir et totalement m’effacer pour que le quotidien des soldats se révèle de manière brute. Et ce même si, parfois, ma présence me trahit, notamment quand il y a du danger, des bombardements où je suis obligé de courir avec ma caméra. Dans ces moments-là, je ne fais pas semblant, j’assume.
La peur est un élément central de votre travail sur Tranchées ?
Le documentaire de guerre sur le front s’appuie sur le temps long. Mais plus on y passe de temps, plus on prend des risques. La volonté de survivre se greffe forcément sur ce qu’on ambitionne de raconter. On dort très peu, les uns sur les autres dans des lits superposés, toujours à l’affût d’éventuels bombardements. Au bout de trois ou quatre jours, se concentrer demande un effort surhumain. Travailler dans la fatigue et la peur perpétuelle a été la plus grosse épreuve du tournage.
À quel moment décide-t-on d’arrêter le tournage ?
Le tournage a duré quatre mois, divisé en quatre périodes d’un mois, étalées sur un an. Dès le départ, j’avais prévu de partir au moment où ces soldats quitteraient les tranchées pour réintégrer la vie civile. Le but : montrer à quel point ce retour peut être difficile.
Comment s’est construit le montage ?
J’avais environ quatre-vingts heures de rushes, ce qui est peu pour un documentaire. La raison est simple : dans une tranchée, tous les jours finissent vite par se ressembler ! Quand on a filmé 19 fois le petit-déjeuner, on se demande si cela vaut le coup de le filmer une vingtième fois. C’est au montage que j’ai trouvé mon film, en sortant, là encore, du récit journalistique. Cela passe notamment par le fait de développer certains personnages par rapport à d’autres au fil des événements traversés, mais aussi d’accompagner le récit avec de la musique pour prolonger les partis pris esthétiques de ma réalisation. J’ai voulu qu’elle retranscrive l’intimité psychologique des soldats, un aspect que je ne pouvais pas montrer seulement en filmant. Pour cela, j’ai fait appel dès le début du tournage au compositeur Gustave Rudman Rambali. On a travaillé pendant un an sur la composition de la bande originale avec l’idée d’un orchestre réunissant de multiples instruments qui, dans mon esprit, nous a aidé à rester dans le vrai. Souvent, les documentaires sont simplement accompagnés par une nappe sonore. Dans Tranchées, la musique représente un personnage à part entière.
TRANCHÉES
Montage : Léo Gatelier avec la collaboration de Catherine Catella
Musique : Gustave Rudman Rambali
Production : Unité
Distribution : Les Alchimistes
Ventes internationales : Films Boutique