Lucie Prost : « Oncle Boonmee est à l’origine de l’écriture de Fario »

Lucie Prost : « Oncle Boonmee est à l’origine de l’écriture de Fario »

22 octobre 2024
Cinéma
« Fario » réalisé par Lucie Prost
« Fario » réalisé par Lucie Prost Paname Distribution

Apichatpong Weerasethakul, mais aussi Jeff Nichols ou Kelly Reichardt… Lucie Prost décrypte les influences et plus largement le processus de fabrication de son premier long métrage, tourné en pellicule argentique.


Fario met en scène le retour d’un fils d’agriculteurs dans son village natal du Doubs pour vendre les terrains familiaux à une entreprise de forage de métaux rares. Il va y découvrir d’étranges comportements chez les farios, ces truites peuplant la rivière qui traverse le village. Quelle était l’envie derrière ce premier film ?

Lucie Prost : J’ai commencé à écrire ce scénario en 2016 dans l’idée de réaliser un film sur les liens qu’entretiennent les êtres humains et le vivant. À une époque où la question de l’environnement ne se situait pas du tout au centre du débat public, avant que les canicules à répétition et la pandémie de Covid permettent une prise de conscience sur ces sujets-là et plus largement la fragilité de l’existence. Plusieurs autres motifs sont venus se superposer sur ce point de départ. Il y a eu un long travail d’écriture pour les hiérarchiser.

Comment vous y êtes-vous employée ?

Comme spectatrice ou comme réalisatrice, pour les films dits à sujet, j’ai du mal avec les œuvres très lisibles, où l’on comprend assez vite d’où l’on part et où l’on doit arriver. Avec Fario, j’avais envie que chacun puisse rentrer dans le récit à sa manière, par des portes d’entrées différentes. Ce désir-là n’empêche pas de parvenir à un récit très structuré où, au final, chaque mini-récit se boucle et apporte des réponses à la plupart des questions posées, tant dans les raisons de la pollution de la rivière que dans les liens complexes entretenus par le héros avec son père disparu. Mais c’est dans l’articulation de ces différents récits, de ces différents motifs, que j’ai souhaité une forme impressionniste. Et j’ai pu constater, au fil de ce long processus, à quel point écrire conduit à travailler ses propres obsessions jusqu’à changer la nature du film.

De quelle manière ?

De fil en aiguille, Fario est devenu un film sur le masculin et le féminin, à travers ce jeune homme qui a vécu un trauma et va devoir se déconstruire au contact de différentes formes féminines (la nature, les truites, sa mère, son amie d’enfance, ses rencontres amoureuses…) pour parvenir à exprimer ses émotions et ainsi se découvrir lui-même. Pendant toutes ces années, j’ai évidemment travaillé en parallèle sur d’autres projets, d’autant plus que j’avais pris le parti de développer ce film avec ma petite société de production de courts métrages. Mais je crois qu’avec plus d’argent, j’aurais fini par faire un film trop efficace, car on m’aurait poussée à tirer telle ou telle ligne, à privilégier telle partie du récit au détriment d’une autre. Alors que je souhaitais précisément l’inverse. Je ne voulais en aucun cas faire un film social ou purement militant. Plutôt un film sur l’intime. Ce qui ouvre de fait de nombreuses portes : Fario parle aussi bien de la relation au territoire, de la relation aux autres que de la relation à soi-même et à son inconscient. Il y a plusieurs films dans le film. J’ai conscience que cela pourra déstabiliser. Mais ce côté très dense est totalement revendiqué.

Fario est aussi un film inscrit dans un territoire, en l’occurrence celui du Doubs. Il vous était familier ?

Oui. La maison de ma grand-mère maternelle se situait dans un village de la vallée de la Loue. Ces paysages ont vraiment coloré mon imaginaire d’enfant, à ce moment de nos vies où on a tous un rapport plus fort aux lieux. Il y avait donc pour moi quelque chose de mythologique dans ce territoire. C’est ce que je me suis employée à montrer à l’image.

C’est pour cela que vous avez tourné en pellicule argentique ?

Oui. Dès le départ, j’ai eu envie de tourner en pellicule, même si c’est plus cher et plus risqué. Je trouve que le numérique a quelque chose de mortifère. Je savais qu’il ne me permettrait pas de faire exister à l’écran la nature comme je le souhaitais, de manière physique. Au contraire, la pellicule argentique allait éloigner Fario du réalisme, le décaler du côté du conte et épouser au plus près ce que je recherchais : faire vivre le récit dans la tête de mon héros, comme une trajectoire mentale. Ce souhait a tout de suite trouvé un écho chez Thomas Favel qui signe la lumière du film. Il avait déjà tourné plusieurs courts métrages en pellicule. Avec lui, on a donc établi des devis et notre productrice Lucie Fichot a eu le courage et la folie d’accepter. Pour y parvenir, on a resserré le tournage, seulement 27 jours, et j’ai taillé dans le scénario. Mais là encore ces contraintes épousaient la manière dont je voulais faire ce film.

 

À l’écran, notamment devant les nombreuses scènes nocturnes, on pense beaucoup au cinéma d’Apichatpong Weerasethakul…

Et pour cause ! Oncle Boonmee est à l’origine de l’écriture de Fario. Il est de tous ses films celui qui m’a le plus hantée. On retrouve d’ailleurs plusieurs éléments - la grotte, les poissons… - dans Fario, même si j’en ai pris conscience que très tard. En m’appuyant sur des effets spéciaux un peu artisanaux, je voulais m’inscrire dans sa façon de travailler le merveilleux.

Vous aviez d’autres références en tête ?

Oui, Take Shelter, lui aussi tourné en pellicule. Il est plus efficace, plus ramassé que Fario, mais j’aime la manière dont Jeff Nichols a inscrit son fantastique dans le rêve. Et, même s’il paraît sur le papier loin de mon film, on a aussi beaucoup parlé avec Thomas de Good Time des frères Safdie, tourné en 35 mm 2-Perf, comme Fario, et qui fut l’une de nos références colorimétriques. Enfin, j’avais aussi en tête le cinéma de Kelly Reichardt, la cinéaste qui m’inspire le plus et qui tourne tout le temps en pellicule elle aussi.

Comment fait-on intervenir la musique dans ce puzzle sensoriel que vous avez créé ?

C’est Pierre Desprats qui signe cette BO. Ses premières propositions épousaient surtout l’aspect enquête que mène Léo et tentaient de raconter le suspense. Mais dès nos premiers échanges, je lui ai rappelé que j’envisageais avant tout Fario comme un film sur l’intime et que sa musique devait aussi constituer l’écho du désordre intérieur de ce personnage. De ces discussions, qui se sont déroulées en amont du tournage, est née l’idée d’un instrument : la babasse, sorte de vielle à roue créée pour le film, qui est venue contrecarrer les morceaux de musique électronique avec un aspect très terrien, très artisanal, très traditionnel. Cette babasse accompagne les bruits de nature alors que la musique électronique est plus orientée sur le motif du personnage principal et sur ses inquiétudes.

Ce puzzle a-t-il été complexe à assembler au montage ?

Le montage a été très dur. Par manque de temps puisqu’on avait fait le choix de consacrer une grande partie du budget au tournage en pellicule. Mais mon atout majeur a été ma monteuse, Lila Desiles. J’ai fait tous mes films avec elle. On se connaît parfaitement, on communique sans avoir à se parler et on peut donc aller vite. Une fois arrivées à une version qui nous satisfaisait, on l’a montrée à des amis réalisateurs qui ne nous ont pas fait de cadeau ! (Rires) Leurs remarques nous ont fait comprendre qu’il fallait intervertir beaucoup de scènes. Le film a fini par se trouver, notamment dans l’empathie indispensable qu’on devait ressentir pour le personnage principal que beaucoup trouvaient trop désagréable. À partir de là, tout n’a vraiment été que du fignolage. J’avais juste demandé dès le départ deux pauses – l’une de deux semaines, l’autre de trois – pour éviter que mon regard s’use trop et pour parvenir à ce que je vous expliquais plus tôt : offrir plusieurs portes d’entrée dans le récit et ne rien imposer aux spectateurs, en espérant qu’ils se laissent happer par le film.

FARIO

Affiche de « FARIO »
Fario Paname Distribution

Réalisation et scénario : Lucie Prost
Photographie : Thomas Favel
Montage : Lila Desiles
Musique : Pierre Desprats
Production : Yukunkun Productions, Folle Allure Films
Distribution : Paname Distribution
Sortie le 23 octobre 2024

Soutiens du CNC :  Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024), Avance sur recettes avant réalisation, Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée