« Ma vie, ma gueule » : Julie Salvador raconte la production du dernier film de Sophie Fillières

« Ma vie, ma gueule » : Julie Salvador raconte la production du dernier film de Sophie Fillières

18 septembre 2024
Cinéma
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« Ma vie, ma gueule » de Sophie Fillières
« Ma vie, ma gueule » de Sophie Fillières Christmas in July

La productrice du dernier long métrage de Sophie Fillières revient sur la genèse d’un film perturbé par la maladie puis le décès de la cinéaste.


À quand remonte votre travail avec Sophie Fillières ?

Julie Salvador : Martine Marignac était sa productrice depuis ses débuts. Lorsqu’elle a pris sa retraite, j’ai osé envoyer un mail à Sophie Filières où je lui exprimais toute mon admiration et ma volonté de travailler avec elle. Nous avons pris un café et nous nous sommes tout de suite bien entendues. Le soir même je recevais un courriel de sa part où elle me dictait les grandes lignes de ce qui allait devenir La Belle et la Belle : « C’est l’histoire de Margaux, 45 ans, qui rencontre Margaux, 25 ans. Il s’agit en réalité de la même personne… » Elle avait déjà une idée du casting. Notre collaboration sur La Belle et la Belle a été tellement heureuse qu’au moment du montage, nous parlions déjà du prochain film. Elle m’a alors lancé : « Cette fois, ce sera encore plus intime. Ça s’intitulera Ma vie, ma gueule»

Qu’aimiez-vous particulièrement dans son cinéma ?

Son humour dans le mélodrame. Sophie avait un sens de l’absurde incroyable, une faculté de décaler les situations qui me bluffait. Sa liberté vous portait. Elle mettait beaucoup d’elle-même dans chacun de ses personnages. Dans La Belle et la Belle, c’était émouvant de voir comment la femme qu’elle était alors s’amusait à regarder la jeune femme qu’elle avait été. Elle va encore plus loin avec Ma vie, ma gueule. Il ne s’agit pas à proprement parler d’autofiction ni d’autobiographie mais elle touche frontalement à quelque chose d’intime. Je me souviens que le terme qu’elle avait employé dans la note d’intention qu’elle a rédigée pour la commission de l’Avance sur recettes du CNC était : transfusion. Elle voyait un transfert entre elle et le personnage incarné par Agnès Jaoui.

Sophie avait un sens de l’absurde incroyable, une faculté de décaler les situations qui me bluffait. Sa liberté vous portait.

À quel moment a réellement débuté la production de Ma vie, ma gueule ?

Nous avons commencé à travailler en 2019 puis le confinement lié à la crise du Covid-19 a ralenti les choses. Le scénario était déjà structuré en trois parties dont deux étaient déjà écrites. La dernière a été finalisée après les confinements. Sophie travaillait seule. Elle prenait d’abord le temps nécessaire pour réfléchir où elle voulait aller, puis elle écrivait d’un seul geste, sans jamais revenir en arrière. Elle testait ses dialogues devant son miroir. Elle avait parfaitement son film en tête.

Une fois le scénario écrit, vers qui vous êtes-vous tournée pour le financement ?

Nous avons donc passé la commission de l’Avance sur recettes du CNC que nous avons obtenue. En parallèle, j’ai cherché un distributeur. La rencontre avec l’équipe de Jour2fête a été une évidence. L’échange entre Sophie et eux a été très fluide. Dans le même temps, nous avions eu l’accord d’Agnès Jaoui pour incarner le rôle principal. Un choix qui s’est imposé dès l’achèvement du scénario. Agnès a eu un coup de cœur immédiat. Elle a donné son accord dans la foulée. Puis Sophie est tombée malade. Et il a fallu tout mettre entre parenthèses…

 

En qualité de productrice, comment gère-t-on une nouvelle aussi brutale ?

C’est d’abord une profonde tristesse qui vous accable. J’avais noué avec Sophie une relation très amicale. Ma vie, ma gueule était un projet qui nous portait. J’étais convaincue que Sophie irait mieux. Nous avons logiquement décalé la préparation le temps qu’elle recouvre ses forces. Une fois qu’elle s’est sentie capable d’avancer, nous y sommes allées avec les moyens dont nous disposions. 

Sophie Fillières a-t-elle revu son scénario à la suite du surgissement de la maladie ?

Non. La deuxième partie où l’héroïne se retrouve à l’hôpital existait déjà. Je me souviens de l’émotion ressentie à la lecture. Il y avait de la part de Sophie quelque chose de testamentaire, comme si elle soldait ses comptes. J’y voyais le point d’orgue d’une carrière, une forme d’apothéose. Je lui ai alors demandé : « Quel film feras-tu après celui-là ? » Elle avait souri et m’avait dit : « On trouvera… » Je précise qu’elle n’était pas encore malade à ce moment-là. Aujourd’hui beaucoup de spectateurs y voient une prémonition. Certains se demandent même si le petit bout de terre que l’héroïne achète en Écosse à la fin du film n’est pas en réalité une tombe. Je peux vous assurer que Sophie n’envisageait pas les choses ainsi. Pour elle, ce moment actait au contraire un nouveau départ.

Comment s’est déroulé le tournage ?

Nous ne disposions pas d’un budget très important, il a donc fallu faire avec les moyens du bord. Le tournage s’est déroulé au début de l’été 2023 entre Paris, Dieppe et l’Écosse. Sophie était alors en forme. Elle a tout dirigé et porté le film avec un courage incroyable. On sentait en elle de la force et du plaisir. L’équipe n’était pas très nombreuse mais motivée. Cela a induit des choix esthétiques particuliers, à commencer par un tournage en caméra à l’épaule pour plus de rapidité. Sophie a revu sa grammaire cinématographique jusqu’ici plus posée, privilégiant l’alternance de champs/contrechamps. Sa mise en scène est ici plus mobile avec une caméra très proche des visages et des corps. Elle profitait également de cette économie pour inventer des choses. Nous avons vu toutefois au fur et à mesure du tournage son état se dégrader… Deux jours après la fin des prises de vues, elle était à l’hôpital. Elle est morte trois semaines plus tard. Je reste persuadée que le film l’a maintenue en vie plus longtemps. Comme si son corps avait senti la fin du tournage…

Le tournage s’est déroulé au début de l’été 2023 entre Paris, Dieppe et l’Écosse. Elle a tout dirigé et porté le film avec un courage incroyable.

Une fois le tournage achevé, quelles dispositions ont été prises pour terminer le film ?

Sophie m’a demandé si ses deux enfants, Agathe et Adam Bonitzer, pouvaient superviser le montage avec l’équipe dédiée : son monteur François Quiqueré, sa directrice de la photographie, Emmanuelle Collinot et son mixeur, Jean-Pierre Laforce. Elle a justifié ce souhait en me précisant : « Agathe et Adam ont le même Nord que moi ! » J’ai immédiatement compris ce qu’elle voulait dire. Elle souhaitait que son film soit vécu d’un intérieur proche du sien. C’est une décision qui a été prise rapidement. Elle savait son temps compté.  Depuis son lit d’hôpital, Sophie avait donné des indications à ses enfants. Ils se sont approprié le film, l’ont suivi là où il pouvait les emmener. Ils ont été la prolongation de Sophie. C’était d’autant plus dur qu’il leur a fallu faire des choix et donc écarter des séquences. Au final, Ma vie, ma gueule est bien un film de Sophie Fillières. Son dévoilement en ouverture de la Quinzaine des cinéastes a été la place idéale. C’est la maison des auteurs ! Aujourd’hui la sortie en salles coïncide avec une rétrospective de son travail à la Cinémathèque française. Son œuvre reste bien vivante.
 

Ma vie, ma gueule

Affiche de « Ma vie, ma gueule »
Rue du Conservatoire Jour2Fête

Écrit et réalisé par Sophie Fillières
Avec Agnès Jaoui, Édouard Sulpice, Valérie Donzelli, Philippe Katerine
Photographie : Emmanuelle Collinot
Montage : François Quiqueré, avec Agathe et Adam Bonitzer
Musique : Philippe Katerine
Production : Christmas in July
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie en salles : le 18 septembre 2024

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