Comment vous est venue l’idée de cette histoire singulière ?
J’ai pris comme point de départ mes notes prises de manière documentaire sur ces rituels « pré-sommeil » que j’ai pu observer autour de moi. Je garde notamment en tête une image de ma grand-mère qui avait l’habitude, le soir, de poser des sachets de thé sur ses yeux pour les décongestionner avant d’aller se coucher. Quand je dormais chez elle, nous discutions le soir dans le salon et elle se mettait dans son fauteuil, avec juste une lampe allumée à côté d’elle, ce qui donnait pour moi un air très mystérieux à ce rituel. D’où l’idée dans mon film de faire briller dans l’obscurité ce personnage de grand-mère. J’ai utilisé pour cela le rétroéclairage afin que la lumière vienne vraiment des personnages.
Manipuler des matières directement sous caméra offre un potentiel expérimental : il y a toujours une part qu’on ne contrôle pas, des textures que l’on va découvrir. Les notes prises en continu se décantent d’un jour à l’autre avant de s’assembler de manière naturelle.
Pourquoi une telle technique de création ?
Elle est assez laborieuse, avec un processus de création plutôt long, mais elle procure beaucoup de plaisir. Mes premières recherches d’animation se divisaient en deux tendances, la première étant l’animation directe sous la caméra : j’effaçais mes images pour en redessiner d’autres sur la même plaque. Chaque dessin effacé créait des dépôts qui étaient vraiment intéressants pour le personnage de la grand-mère, pour sa peau et le décor l’entourant : juste avec cette matière, son potentiel narratif était plus important. Dans une scène, l’enfant fait dialoguer ses deux pieds : pour cette séquence, je voulais un acting précis et plus travaillé, j’ai donc opté pour l’animation traditionnelle avec chaque dessin sur une feuille différente. J’ai choisi des feuilles de celluloïd car j’avais besoin d’un support transparent. C’est là que j’ai compris que cette technique pouvait me permettre d’inviter des personnes à travailler sur mon projet : quatre amis m’ont ainsi prêté main forte, sur des courtes périodes, pour animer le ligne et remplir des traits et motifs à l’intérieur des personnages.
Dans ce film, le garçon invoque un loup dans ses rêves. Que représente réellement cette figure ?
Ce loup est un personnage intriguant : il peut être aussi bien un ami imaginaire qu’une personne manquant au sein du foyer. On peut y projeter pas mal de choses et je laisse volontairement cet espace ouvert tout en distillant des petits éléments qui renseignent sur son statut. Mais je voulais qu’on ressente avant tout une forme de douceur à travers cette figure qui apporte du réconfort à l’enfant. Je souhaitais également jouer un peu avec les codes narratifs attachés à la figure du loup issue du conte : j’ai toujours trouvé injuste la vision unique et unilatérale qu’on donne à cet animal. Quant aux moutons, qui représentent le flux quotidien dans lequel on se laisse absorber, ils ont une dimension poétique et amusante mais font également peur. Le rêve, donc l’imaginaire, permet selon moi de revisiter des éléments de notre quotidien, de voir parfois - et sans s’en rendre compte - les choses différemment en faisant un pas de côté. Lorsqu’on revient dans la vie réelle, on est plus à même de débloquer certaines situations, d’opérer des changements pour modifier ce qui ne va pas.
Vous avez choisi de ne pas mettre de dialogues dans ce film et de miser sur les bruitages et la musique. Pourquoi ?
Les gestes et les sons attachés aux rituels de la première partie du film créent une forme de communication : d’une certaine manière, les personnages parlent même si on n’entend pas leur voix. Pour moi, le son représente 50% du film : nous avons réalisé un important travail autour des ambiances et du sound design qui se transforme progressivement en musique. Le film a été pensé pour que le compositeur s’approprie toute cette matière sonore du bruitage afin de le réinjecter dans sa musique. Ces sons imprègnent tout le film : ils participent à l’expérience immersive que je cherchais depuis le début.
Comment avez-vous travaillé avec Nathan Blais, le compositeur de ce court métrage ?
Nathan a un parcours de sound designer et de compositeur, il avait donc un profil correspondant bien à l’intention sonore du film. Nous nous sommes demandé en premier lieu : « Comment glisse-t-on progressivement vers la musique ? » « Comment assembler ces éléments de bruitage en musique ? » Au début de la fabrication, nous avons défini avec ma monteuse un son pour chaque personnage : nous avons presque travaillé davantage le son que l’image. J’ai donc donné à Nathan les premiers sons enregistrés dans ma cuisine avec les moyens du bord, puis d’autres, faits plus tard, qui complétaient ce lexique sonore. Il a ensuite pu les mélanger à la musique qu’il aime faire personnellement. J’ai pris beaucoup de plaisir à faire l’image, je voulais donc qu’il ait la même démarche pour le son et qu’il ne se sente pas bridé. Il est donc venu avec son univers, comme ces basses profondes qui arrivent lorsque les premiers moutons expirés apparaissent dans les chambres des différents membres de la famille avant d’envahir la maison. Lorsqu’on voit le film en salle, ces basses très englobantes provoquent une réaction physique. Enfin, je voulais être dans un univers onirique dans lequel à la fin, on retire progressivement et naturellement les couches de son pour revenir dans la maison et clore l’expérience en douceur, sans réveil brutal.
Moutons, loups et tasse de thé a reçu l’Aide avant réalisation à la production de films de court métrage du CNC.