Qu’est-ce qui a donné envie de faire du cinéma au jeune Réunionnais que vous étiez ?
Grégory Lucilly : Le virus est sans doute né au collège grâce à une professeure de français qui, sentant que j’aimais écrire, me poussait à faire des rédactions. Il y a eu aussi ce jour où un copain est revenu d’un week-end en m’expliquant qu’il venait de voir un film incroyable : Le Cinquième Élément de Luc Besson. Il m’en avait parlé avec une telle passion que je me suis procuré la cassette vidéo dès sa sortie. Je crois que c’est là que j’ai compris que ce métier de réalisateur m’intéressait, que c’était la seule chose qui me faisait vibrer.
Comment passe-t-on du rêve à la réalité ?
GL : Quand j’en parle à mes parents, ils voient évidemment ça d’un très mauvais œil. Je décide donc de faire une école de commerce. Et là, ils acceptent de financer mes études en Métropole ! Il se trouve que dans cette formation, il existe une année de césure que l’on doit passer en entreprise. Je me bats pour décrocher un stage au service marketing international de Pathé. Arrivé au terme de cette année, il devient inconcevable pour moi de retourner sur les bancs de l’école. Je commence donc à envoyer des scénarios de courts métrages à droite et à gauche. Je suis sélectionné au marathon d’écriture en 48 heures du festival des scénaristes de Valence. Et j’enchaîne les petits boulots dans différentes maisons de production à Paris. Tout cela va durer quatre ans, jusqu’en 2008 où je me retrouve sur le tournage de Hello Goodbye, de Graham Guit, en Israël. Là, je sympathise avec le chef opérateur Gérard Stérin. Je le bombarde de questions et il m’explique que si je veux réaliser, je ne dois pas être assistant-réalisateur mais me lancer directement. Ces échanges constitueront un déclic pour moi. Je décide de rentrer à La Réunion, car je tiens à y tourner mon premier court métrage. Le film est imparfait mais connaît sa petite vie en festivals. J’enchaîne avec d’autres courts, tout en étant recruté comme assistant-réalisateur sur une série télévisée qui se tourne sur place. Là, je continue à apprendre sur le tas. Après quatre courts métrages, est née l’envie de m’attaquer à un long…
Ce sera donc Marmaille. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cette histoire d’un frère et d’une sœur abandonnés par leur mère et placés chez leur père qu’ils n’ont jamais rencontré pour espérer rester ensemble ?
GL : Je me retrouve un jour dans les bureaux de la protection de l’enfance à Saint-Leu, dans le sud-ouest de l’île. Je discute avec une assistante sociale qui m’explique que, dans tous les cas auxquels elle est confrontée, celui des mères qui abandonnent leurs enfants est l’un des plus banals. Pour moi qui viens d’une famille aimante, il s’agit de quelque chose de complètement inconcevable. Alors, je décide de creuser le sujet. Je rencontre des travailleurs sociaux, des magistrats, des officiers de police… Et là, je comprends que cette assistante sociale ne mentait pas et que ce problème n’est pas propre à La Réunion. Puis tout va prendre forme dans ma tête le jour où, dans un service de protection de l’enfance, on me donne accès à une pièce sécurisée où se trouve un alignement d’étagères avec des dossiers suspendus, chacun représentant le cas d’un gamin abandonné. Là, je suis devant l’évidence. Et cela bouscule profondément l’utopiste que je suis. Je pars donc rencontrer plusieurs de ces enfants et adolescents dans des centres spécialisés. Leur confiance en eux est tellement brisée que je vois à quel point il leur est compliqué de se relever : la plupart vont avoir un avenir délétère. À partir de là, je commence à coucher plusieurs scènes sur le papier, dont certaines resteront, autour de la rage de mon personnage principal. C’est ainsi que va naître une première version du scénario.
Comment les choses se sont-elles déroulées en termes de production ?
GL : Je décide de créer une petite société de production à La Réunion, car j’ai d’emblée la certitude que je tournerai ce film sur place, en créole réunionnais. Mais très vite, je me rends compte que j’atteins un plafond de verre et que je dois embarquer d’autres producteurs dans l’aventure. Je commence à en démarcher avec ma première version du scénario. Quelques-uns sont séduits mais me demandent de rapatrier l’histoire en Métropole. Ce que je refuse. Pour moi, La Réunion possède cette fougue, cette irrévérence, cette insolence de l’adolescence qui rentrent totalement en résonance avec mes personnages. Et c’est grâce à un speed dating que je vais rencontrer Pierre ! (Rires.)
Pierre Forette : La région de La Réunion organise chaque année Eductour, un événement où des producteurs de Métropole et d’Europe viennent découvrir la variété des décors de l’île. C’est un succès car il s’est vraiment créé à La Réunion, au fil des années, un écosystème de compétences de talents et de matériels. En 2019, je vais à Eductour et, le dernier jour, est organisée une sorte de speed dating entre tous les producteurs présents et les talents locaux. Quand Grégory est venu à ma table, il m’a tout de suite plu. Il m’a montré des images d’un documentaire au long cours qu’il tournait sur place, autour de personnes en situation de handicap ayant des enfants valides. J’ai trouvé ces images très fortes. Puis il m’a donné son scénario que j’ai lu d’une traite dans l’avion de retour et qui a confirmé l’excellente impression que j’avais ressentie. Je l’ai immédiatement fait lire à Thierry (Wong) et Baptiste (Deville) qui ont eu la même réaction que moi. C’est là que l’aventure a démarré.
Thierry Wong : Il y avait dans le scénario de Grégory une force singulière qui nous rappelait le tout premier film que nous avions produit, La Squale de Fabrice Genestal (2000). Cette même énergie d’adolescents qui essaient de s’en sortir avec les contraintes de leur environnement. Avec cette singularité que Marmaille se déroule à La Réunion, territoire français peu traité au cinéma.
Baptiste Deville : J’ai aussi été séduit par l’ambiance hip-hop autour de cet ado qui rêve de devenir un breakdancer en Métropole. Et par un récit qui donnait l’accès à cette culture de métissage qui existe à La Réunion et qui est assez unique au monde.
PF : Nous avons d’ailleurs tout de suite encouragé Grégory à tourner en créole réunionnais. On pourrait croire qu’il s’agit d’une difficulté supplémentaire, mais cela confère à Marmaille une spécificité qui constitue un atout majeur quand il s’agit de film d’auteur. C’est d’ailleurs à notre connaissance le premier film tourné par un talent réunionnais en créole réunionnais à connaître une distribution nationale.
GL : Pierre, Thierry et Baptiste me font réécrire et me poussent à aller vraiment au fond des choses, pendant un an et demi. Le vrai défi a été de faire accepter aux financiers la langue créole avec un casting de comédiens inconnus.
Comment s’est construit le financement ?
PF : Nous savions que la première piste à explorer était l’avance sur recettes du CNC. Quand nous avons eu la chance d’arriver en plénière, nous sommes allés passer l’oral tous les quatre mais c’est surtout Grégory qui a pris la parole. Nous avons vu à ce moment-là à quel point il était investi et savait défendre son projet.
TW : Canal+ est ensuite assez vite entré dans l’aventure, mais la principale difficulté a été d’avoir une chaîne de télévision en clair. Car le créole réunionnais constitue un défi pour une diffusion en prime time ou une diffusion tout court, d’ailleurs. Enjeu auquel s’ajoutait évidemment, comme le disait Grégory, le choix de comédiens non professionnels sans expérience. Même si nous essayions de convaincre nos interlocuteurs que nous l’avions déjà fait avec La Squale ou Un p’tit truc en plus, que nous venions de développer.
GL : Pour trouver ces comédiens, à commencer par les personnages du frère et de la sœur, j’ai eu la chance de travailler avec une immense directrice de casting, Christel Baras, qui est venue à La Réunion et a commencé à faire du casting sauvage dans la rue, dans les associations de quartier et les battles de danse. Elle a trouvé Maxime Calicharane en le filmant discrètement quand il était sur scène pour une battle. Ce qui m’a marqué dans ces images, ce ne sont pas les moments où il était en train de danser mais ceux où il était en attente face à son adversaire. Il avait en lui cette énergie folle de l’impatience qui correspondait à la rage du personnage de Thomas. Ensuite, nous avons rencontré Brillana Domitile Clain par hasard. C’est sa professeure de français qui avait entendu parler du casting et lui a conseillé de le passer. Brillana est venue sans trop y croire trois heures avant que Christel ne reprenne la route pour l’aéroport. Quand Christel m’a envoyé ses essais, j’ai vu quelqu’un possédant une intelligence de jeu rare et en mesure d’emporter un texte complètement ailleurs. C’était elle et personne d’autre.
TW : Pour finir sur le financement, le CNC nous a vraiment aidés en nous encourageant à aller frapper à la porte d’autres guichets – l’aide à la diversité, l’aide au cinéma d’outre-mer… – que nous ne connaissions pas et qui ont joué un rôle essentiel. Nous avons aussi été très soutenus par la Région qui avait déjà accompagné Grégory dans ses courts et qui, à travers Marmaille, a souhaité accompagner cette mise en valeur des talents locaux, l’intégralité du tournage se déroulant sur place avec des acteurs réunionnais.
PF : Et une équipe technique à 80 ou 90 % réunionnaise.
TW : Nous avons mis neuf mois à réunir le budget nécessaire au film…
PF : … et sans avoir eu de chaîne en clair, finalement.
Quelles sont les spécificités d’un tournage à La Réunion ?
BD : Une spécificité logistique d’abord : son relief est tel qu’il n’y a pas beaucoup de routes. Il fallait prendre en considération la grande densité du trafic pour le temps de transport quotidien sur le tournage. La période cyclonique ensuite. Nous avions ainsi dans un premier temps envisagé de tourner en janvier 2023 et nous avons finalement décalé le tournage en avril. Car qui dit période cyclonique, dit période éventuelle de confinement. Nous avons donc filmé d’avril à fin mai, à une période supportable aussi en termes de chaleur car c’est l’hiver à La Réunion. Un hiver à 25 °C. Et comme il y a beaucoup de tournages sur place, nous avons dû faire attention à caler les techniciens en amont.
Grégory, comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie Renaud Chassaing pour créer l’atmosphère visuelle du film ? Aviez-vous des références en tête ?
GL : Je me suis évidemment appuyé sur ma connaissance de l’île. Mais il se trouve que Renaud connaissait La Réunion pour y être né, avant de grandir en Métropole, même s’il n’y avait jamais tourné. Dans nos discussions préparatoires, j’ai très vite compris que nous étions sur la même longueur d’onde car nous avions spontanément la même référence : Moonlight de Barry Jenkins. Je lui ai tout de suite expliqué qu’il y a deux couleurs qui sautent aux yeux dès que nous arrivons à La Réunion : le bleu de l’océan Indien et le vert des montagnes et des forêts. Pour Marmaille, je voulais arriver à créer une palette chromatique autour de ces deux couleurs-là. Et c’est ce à quoi nous nous sommes attelés en s’appuyant sur mon découpage, avec ce désir que mon film ait la rythmique d’un concerto urbain en trois mouvements. Le premier très vigoureux qui fait rentrer dans le vif du sujet. Le deuxième plus doux, plus calme, pour tourner autour des histoires d’amour qui vont façonner la suite de l’histoire. Et le troisième très fort et très intense. Avec la volonté d’une caméra sans cesse chevillée au corps du personnage de Thomas.
PF : Dès le premier jour, la place de réalisateur de Grégory était incontestable sur le plateau.
TW : Il était étonnant de calme.
BD : Nous sentions aussi que tout le monde allait dans la même direction, car beaucoup de techniciens étaient à ses côtés depuis ses premiers courts.
PF : Il y avait une fierté collective de cette équipe à travailler pour lui.
Le montage a-t-il beaucoup modifié le film ?
PF : Il s’est fait à Paris avec une grande monteuse qui a énormément de métier, Jennifer Augé (La Famille Bélier, Petit Pays…). Grégory avait monté tous ses courts métrages et il était très demandeur d’un interlocuteur pour ce premier long. Jennifer n’étant pas allée à La Réunion, elle avait un regard vierge. Elle recevait les rushes au fil du tournage, appelait parfois Grégory pour lui signaler certains manques.
BD : Jennifer a su capter le dynamisme du récit de Grégory pour l’adapter au montage.
GL : Jennifer a su profondément protéger l’histoire et ses personnages. Elle a joué un rôle essentiel pour couper des scènes dont j’avais du mal à me défaire. Ce travail a duré quatre mois.
TW : Le montage final est plus centré sur les deux jeunes héros que ne l’était le scénario. Quant à la musique, Grégory avait commencé à travailler avec un premier compositeur avant de se tourner vers Audrey Ismaël (Diamant brut, Le Royaume…) qui, coïncidence, est née à La Réunion ! Ça a été un bonheur de travailler avec elle. Elle a même fait venir des instruments acoustiques de l’île !
PF : Nous l’avions repérée avec sa BO de La Voie royale, sorti peu de temps avant.
À quel moment le distributeur Pan Distribution s’est-il engagé dans l’aventure ?
TW : Nous leur avons montré Marmaille un peu avant la sortie d’Un p’tit truc en plus qu’ils ont aussi distribué.
PF : Philippe Godeau et son équipe ont eu un coup de cœur pour le film. Je les ai vus très émus. Je savais donc que nous allions pouvoir compter sur eux pour le défendre.
TW : Comme a beaucoup compté pour nous le choix d’un attaché de presse, André-Paul Ricci, dont nous savions qu’il saurait accompagner un film qui aurait forcément besoin de soutien pour exister.
PF : Comme tout premier long avec des comédiens inconnus, le grand défi est de faire connaître le film, au milieu de toutes les sorties hebdomadaires.
TW : Pan a un historique sur les premiers films dans des registres très différents. De tout temps, à toutes les périodes, elle en a distribué. Philippe le dit lui-même, il a un goût pour ça.
Grégory, avez-vous déjà un deuxième long métrage en tête ?
GL : J’ai commencé à écrire des choses. Je sais que l’action se déroulera encore à La Réunion, mais pas forcément en créole cette fois.
MARMAILLE
Réalisation et scénario : Grégory Lucilly
Production : Ciné Nominé, Le Bureau, Wrap Productions
Distribution : Pan Distribution
Ventes internationales : The Bureau Sales
Sortie le 4 décembre 2024
Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024), Aide sélective intéressant les cultures d'outre-mer, Fonds Images de la diversité (aide à la production 2022)