Quel est le point de départ de ce livre ?
Cette aventure a commencé en 2016. J’étais alors programmateur à Toulouse du Festival du Film Grolandais. J’avais invité pour une carte blanche, deux éditeurs vidéo dont j’appréciais particulièrement l’approche : Artus et Potemkine. La rencontre avec Nils Bouaziz, le fondateur de Potemkine, a été déterminante. Le courant est très vite passé entre nous, notamment à travers la notion de l’onirisme au cinéma qu’il défendait. Cette idée du rêve dans les films m’obsède également. Nils m’a alors dit : « Le cinéma a principalement suivi l’esprit des films des frères Lumière, moi, j’ai suivi Méliès ! » Ce choix, il en a fait sa ligne de conduite et son principe éditorial en tant qu’éditeur vidéo. L’histoire du cinéma qu’il défend débute avec Le Cabinet du Docteur Caligari – le film le plus ancien de leur catalogue - et remonte jusqu’à l’avant-garde américaine avec Jonas Mekas, Kenneth Anger pour aboutir à David Lynch. Potemkine ne s’intéresse pas qu’au patrimoine mais accompagne aussi des jeunes cinéastes comme Lucille Hadzihalilovic ou Yann Gonzalez... Des cinéastes qui eux aussi, perpétuent cette tradition du fantastique. En travaillant sur l’hallucination, ils essaient de capter l’invisible via le médium cinématographique...
Les éditions Potemkine se caractérisent aussi par leur éclectisme ?
Bien sûr et cela n’empêche pas la cohérence. J’ai toujours aimé leur côté indiscipliné. Enchaîner par exemple, et ce dès leurs débuts, Requiem pour un Massacre d’Elem Klimov, Mère et fils d’Alexandre Sokourov puis Walkabout de Nicolas Roeg, trois films d’une noirceur absolue, c’était quand même osé. À force de voir leur logo si reconnaissable, ce « K » inversé, sur la tranche de mes DVD et Blu-Ray, j’ai fini par me demander : « Qui sont ces gens ? »
D’où cette idée d’un parcours encyclopédique et libre dans leur catalogue...
L’originalité et le courage de leurs choix, suffisent à rendre exceptionnel leur travail ! Prenez l’œuvre documentaire de Werner Herzog qui n’était jamais montrée, à part certains titres récents. Sans Potemkine et son côté défricheur, tous ces films seraient restés invisibles. Leur ligne éditoriale peut aller vers des choses sombres, qui secouent voire vous laissent en état de choc comme Eau argentée d’Ossama Mohammed et Wiam Bedirxan, documentaire saisissant autour de la guerre civile en Syrie ou Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, dont on sort chamboulé... Ce ne sont pas des films faciles à défendre.
L’idée de se focaliser que sur un seul éditeur vidéo était évidente dès le départ ?
Oui. J’écris des livres par défaut, parce qu’ils n’existent pas. Je cherchais des ouvrages sur des éditeurs vidéo, or, la plupart sont consacrés à leurs identités visuelles, au graphisme... Ce sont des livres d’images. Or, chez moi, mes étagères débordent de livres, de cassettes audio ou VHS mais aussi de DVD ou Blu-Ray... Je me suis toujours demandé comment un éditeur pense son travail, quelles questions il se pose... C’est tout de même une grande responsabilité de transmettre l’œuvre d’un cinéaste. Je voulais aussi parler de la vidéo par le prisme de l’anecdote, des souvenirs personnels, quelque chose qui raconte aussi ceux qui les possèdent.
Que faut-il entendre par « halluciné » ?
Ce terme regroupe différentes catégories. Il y a d’une part les films de transes, c’est-à-dire dans lesquels un protagoniste voire le réalisateur, fait un rêve et le film sera la projection de ce rêve. C’est une plongée dans l’inconscient, vers le symbolisme. Nous ne sommes pas loin des visions surréalistes. C’est Fireworks de Kenneth Anger par exemple. Il y a ensuite, les films « trips » qui donnent d’emblée l’effet d’être ailleurs et où la raison semble s’égarer, avec des visions dans des états seconds, comme Le Miroir d’Andreï Tarkovski ou Eraserhead de David Lynch. Il y a enfin, le cinéma hypnagogique, entre la veille et le sommeil, c’est un cinéma d’entre-deux, qui part à la recherche d’un ailleurs. Un bon exemple, c’est Cœur de verre de Werner Herzog où tout le casting a été placé sous hypnose offrant un effet de léthargie. C’est aussi Le Cabinet du docteur Caligari dont le héros, Cesare est un somnambule. Dans ces films-là, le regard des personnages est fixe. Les héros ont accès à un monde que l’on ne connaît pas.
Cette idée du « rêve » relie donc tous les films défendus par les éditions Potemkine...
Luis Buñuel faisait remarquer que les gens qui sortent d’une corrida sont tous très excités, à l’inverse, le spectateur de cinéma, lui, semble endormi... Il est resté dans le noir, s’est laissé hypnotiser. Il faut rappeler que le cinéma s’est développé en même temps que la psychanalyse. L’interprétation des rêves arrive donc au même moment. Rêve et cinéma sont intimement liés. Je trouvais intéressant de me balader dans l’histoire du cinéma et des rêves à travers le catalogue d’un éditeur qui justement est préoccupé par cette question. Potemkine défend des artistes très variés, comme Nicolas Roeg, cinéaste qui par le biais du montage brouille les pistes entre futur, présent et passé ou Carl Theodor Dreyer qui dans son Vampyr a réussi à capter presque par hasard la part spectrale du réel. En effet, Dreyer, quand il a développé les séquences tournées en extérieur, a été surpris d’y trouver des flous, des variations de lumière qui n’étaient pas du tout prévues et qu’il a gardées.
Comment avez-vous imaginé le plan de votre livre ?
Il y a trois grosses parties auxquelles j’ai rajouté un chapitre sur le graphisme. Dans la première, nous sommes dans le concret, dans l’histoire de la maison d’édition, ses secrets de fabrication, bref, l’envers du décor. C’est une partie à la fois ludique et mélancolique. L’objet DVD ou Blu-Ray, je ne fais pas de distinction, a quelque chose de romantique. Il est perçu comme anachronique, appartiendrait à une autre époque. Il y a, en effet, tout un discours sur la disparition de ces formats. On nous le répète depuis dix ans, pourtant les éditeurs n’ont jamais proposé des coffrets aussi soignés. Ce romantisme induit une certaine nostalgie associée à une forme de résistance, de survie. Je propose ensuite une plongée personnelle au cœur du catalogue. Je me perds dans les titres et la pensée des cinéastes. Pour cette partie, je me suis plongé dans leurs écrits, leurs pensées afin de créer des liens entre eux. Cela dessine une toile d’araignée ou plutôt un puzzle. Chaque morceau construit une vision d’ensemble.
Il était aussi important de laisser la parole à d’autres, aux « amis » de Potemkine...
Je m’efface en effet totalement dans la troisième partie. Qu’ils soient cinéastes, cinéphiles, artistes, stylistes..., ils se racontent à travers leurs DVD... J’adore par exemple qu’Hélène Cattet nous raconte sa découverte d’Enquête sur une passion de Nicolas Roeg. Elle avoue avoir totalement fantasmé une scène avec une montre cassée qui, en fait, n’existe pas. Idem avec Bertrand Mandico, persuadé d’avoir vu une horloge lors de la séquence du repas dans Eraserhead. Je trouve ça très beau de voir comment notre mémoire fonctionne. Nous avons tous vu des choses qui n’existent que dans notre imaginaire. Cela raconte quelque chose de nous, de nous en tant qu’humains.
A quoi ressemble votre parcours cinéphile ?
Si j’ai suivi un cursus littéraire, le cinéma et tous les arts de manière générale m’ont toujours accompagné. J’ai très vite laissé de côté l’enseignement pour devenir journaliste. J’ai ainsi accumulé pendant des années des entretiens avec des cinéastes, des plasticiens, des musiciens... J’ai été également programmateur de salles, j’ai écrit des ouvrages liés au cinéma comme Redneck Movies, ruralités et dégénérescence dans le cinéma américain (Rouge profond) et même signé un film : Texas Trip : A Carnival of Ghosts coréalisé avec Steve Balestreri. Dans ma thèse de doctorat sur Harry Crews et les écrivains du Sud, il y avait une sous-partie, qui portait sur l’onirisme dans les premières nouvelles de Truman Capote. Voyez que cette histoire de « rêve » me poursuit depuis de nombreuses années.
Potemkine et le cinéma halluciné. Une aventure du DVD en France (Rouge Profond).