Falbalas de Jacques Becker (1945)
En 1939, Micheline Chassagne n’a que 17 ans lorsqu’elle tourne avec le cinéaste allemand Georg Wilhelm Pabst de passage en France. Dans ce Jeunes filles en détresse, drame très moral sur le couple, la jeune comédienne incarne une certaine Jacqueline Presle. De cette expérience, l’actrice en garde aux moins deux choses : la certitude que ce métier est fait pour elle et un pseudo. Dans la France qui connait pourtant les heures sombres de l’Occupation, Micheline Presle devient un des nouveaux visages du cinéma français. Installée en zone libre, à Cannes, la comédienne a déjà tourné plusieurs films avec Marc Allégret mais c’est avec Jacques Becker en 1944, qu’elle rencontre son premier grand rôle, celui qui l’inscrit d’emblée dans l’histoire. Falbalas est un drame amoureux dans l’univers de la mode, un monde encore inédit au cinéma. Micheline y joue… Micheline, une belle jeune femme qui va inspirer un grand couturier de sa grâce et sa classe. « Et, en fin d’occupation, je tournai Falbalas, avec Jacques Becker, écrit l’intéressée dans Je suis une enfant terrible, série d’articles autobiographiques parue dans la revue Cinévie. J’en garde le souvenir de nuits épouvantables. Nous étions obligés de tourner la nuit. Je pleurais de fatigue. J’avais les yeux comme des petits volets. Je me souviens entre autres d’un gros plan pendant lequel je me sentais l’œil fixe. Quand retentit le traditionnel « coupez », ma paupière fit toc en se fermant : je tombai endormie dans un fauteuil. » La fille de l’actrice, la regrettée Tonie Marshall, expliquait lors d’une projection du film au festival Lyon Lumière il y a dix ans : « C’est le film de maman que je préfère, il y a des gros plans d’elle sans amorce. On ne voit qu’elle. Elle offre son visage… » Quant à Jean-Paul Gautier, il cite Falbalas comme l’un des films ayant fixé sa vocation de couturier.
Le Diable au corps de Claude Autant-Lara (1947)
Fin de la guerre. Micheline Presle est approchée par un producteur américain d’origine allemande, Paul Graetz, qui offre à la comédienne un contrat pour tourner, plus ou moins, ce qu’elle veut. Le cinéaste Claude Autant-Lara cherche au même moment à adapter le sulfureux roman de Raymond Radiguet, Le Diable au corps publié en 1923. Micheline Presle connait bien l’ouvrage pour l’avoir lu grâce à Jean Cocteau, protégé du jeune romancier décédé à 20 ans. La comédienne qui a les pleins pouvoirs glisse le nom de Gérard Philipe, qui aurait eu également 100 ans cette année, alors inconnu du public mais dont le talent l’a subjuguée au théâtre, pour incarner le jeune amant… Le film fait scandale à sa sortie. Dans une France qui sort à peine de la Seconde Guerre mondiale et alors que les prisonniers de guerre viennent à peine de réintégrer leur foyer, l’histoire de cette femme qui prend un amant pendant que son mari est au front, ne passe pas. Pour autant, il reste un marqueur dans la longue carrière de Micheline Presle. Lors d’un entretien avec Serge Toubiana diffusé sur France Culture en mars 2019, elle affirme à propos de la découverte de cette histoire : « Le Diable au corps ? J’étais en larmes, je trouvais ça magnifique ! » Dans la foulée du scandale, la comédienne s’envole pour les États-Unis avec Paul Graetz où elle va notamment donner la réplique à John Garfield dans le trop bien nommé La Belle de Paris (Jean Negulesco, 1950) et tourner sous la direction de Fritz Lang dans Guérillas (1950) un film de guerre avec notamment Tyrone Power. C’est sur le sol américain qu’elle rencontre celui qui va devenir son mari et le père de sa fille, le producteur, acteur et réalisateur William Marshall. L’idylle américaine sera cependant de courte durée.
© Les Films Paramount
L’Amour d’une femme de Jean Grémillon (1954)
À son retour en France, Micheline Presle tourne notamment avec Sacha Guitry dans sa fresque Si Versailles m’était conté… (1954) où elle incarne furtivement Madame de Pompadour, et surtout avec Jean Grémillon dans ce qui sera le dernier long métrage de fiction du cinéaste, L’Amour d’une femme (1954). Dans ce sublime mélodrame tourné à Ouessant, elle incarne Marie, une femme médecin qui remplace sur l’île le vieux docteur fraîchement retraité. La population est méfiante, voire réticente, mais Marie tient bon jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse d’André, un ingénieur, qui entend la détourner de sa vocation. Malgré sa beauté évidente, L’Amour d’une femme est mal compris par la profession et l’éminent critique Jean Bazin suggère purement et simplement le boycott d’un film qui ne sera finalement exploité que confidentiellement dans un réseau art et essai. « J’ai été très touchée pour lui [Jean Grémillon], le film n’a pas été reconnu. C’est un film auquel il tenait beaucoup, il en a souffert… », se souvient en 2002 l’actrice dans un documentaire en hommage à cet « Incompris de ses contemporains ». À l’instar de Michele Morgan (Remorques), Madeleine Robinson (Lumière d’été) ou encore Madeleine Renaud (Le Ciel est à vous), Micheline Presle intègre donc in extremis, la grande lignée des héroïnes tragiques du cinéma féministe de Jean Grémillon, dont l’œuvre ne cesse depuis d’être réévaluée par la critique.
L’Assassin d’Elio Petri (1961)
Parmi les curiosités de la filmographie de Micheline Presle, cet Assassin, premier long métrage d’Elio Petri. Sans entretenir un lien privilégié avec le cinéma italien dont certaines coproductions avec la France obligeaient des talents à s’envoler au-delà des Alpes, la comédienne y fera néanmoins cycliquement des allers-retours. On la croise ainsi chez Gianni Franciolini (Les Amants de Villa Borghese, 1953), Carmine Gallone (La Maison du souvenir, 1954), Riccardo Freda (Le Château des amants maudits, 1956) et donc chez Petri, future grande figure du cinéma italien. Dans L’Assassin, Micheline Presle fait face à un Marcelo Mastroianni que l’on croirait encore pris dans les filets de La Dolce Vita fellinienne qui vient de faire de lui une star internationale. C’est pourtant un drame dostoïevskien qui préfigure le cinéma existentiel d’Antonioni. Micheline Presle incarne une bourgeoise dont la mort brutale reste inexpliquée. Elle est donc ici un spectre qui apparaît au gré des souvenirs du héros (Mastroianni donc), principal suspect de ce que l’on pense être un crime mais qui n’en est peut-être pas un. Micheline Presle joue avec une finesse et une grande modernité : théâtralité et naturalisme se neutralisent ici parfaitement. L’actrice a déjà tourné avec Mastroianni dans le film à sketches La Maison du souvenir et le retrouvera notamment dans le film de Jacques Demy, L’évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune (1973).
La Religieuse de Jacques Rivette (1966)
Micheline Presle et la Nouvelle Vague se sont regardées avec une certaine distance qui va s’abolir au fil du temps. L’actrice figure au jury du Festival de Cannes en 1959 qui couronne François Truffaut d’un Prix de la mise en scène pour Les Quatre cents coups. « Je faisais partie des grands défenseurs du film », se souvient au micro de France Culture l’actrice, précisant toutefois : « Je n’avais pas besoin de le crier trop fort, tout le monde était plus ou moins d’accord avec moi, sur la fraîcheur évidente du film. » Pour autant, sa filmographie à l’orée des années soixante n’est pas immergée dans le bain des Jeunes Turcs des Cahiers du Cinéma. Jacques Demy la dirige une première fois en 1962 dans son film à sketches Les Sept péchés capitaux, où elle est la mère de Jean-Louis Trintignant. Elle sera aussi sa Reine Rouge dans sa libre adaptation de Peau d’âne (1970) et la docteure, bien obligée de constater que le personnage incarné par Marcelo Mastroianni dans L’évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, est enceint. Bien plus tard, elle fera une apparition chez Claude Chabrol (Le Sang des autres, 1984) et Alain Resnais (I Want to Go Home, 1989). S’il fallait trouver le film qui marque la jonction entre classicisme et modernité, ce serait peut-être La Religieuse de Jacques Rivette d’après Diderot. Toujours face à Serge Toubiana, Micheline Presle expliquait : « J’avais participé quelques années auparavant à une adaptation théâtrale du texte de Diderot que je trouvais formidable. Quand Jacques Rivette est venu me chercher, j’étais évidemment très heureuse mais aussi un peu déçue qu’il me propose le rôle de Mme de Moni qui me paraissait beaucoup moins intéressant à jouer que celui de la Supérieure tyrannique du couvent. » À l’instar du Diable au corps, c’est un nouveau scandale, et le film de Jacques Rivette, restauré en 2018 avec l’aide du CNC, restera longtemps interdit d’exploitation. Alors que la polémique fait rage, Micheline Presle est devenue une star de la télévision avec la série Les Saintes Chéries, transformant à jamais son statut de comédienne.
