Nadim Cheikhrouha : « La Source tranche avec les films traitant de l’embrigadement »

Nadim Cheikhrouha : « La Source tranche avec les films traitant de l’embrigadement »

07 janvier 2025
Cinéma
« La Source »
« La Source » réalisé par Meryam Joobeur Tanit Films, Leona Films Inc, Instinct Bleu, 1888 Films

Pour son premier long métrage, la réalisatrice Meryam Joobeur met en scène une mère tunisienne qui refuse de dénoncer aux autorités son fils jihadiste, de retour au pays. Le coproducteur français, Nadim Cheikhrouha (Tanit Films) qui est aussi celui des Filles d’Olfa, nous raconte le long processus de fabrication de ce film sélectionné à la Berlinale en 2024.


Comment avez-vous entendu parler pour la première fois de Meryam Joobeur ?

Nadim Cheikhrouha : C’était sur Fatima de Philippe Faucon, ma première coproduction avec le Québec. Le coproducteur québécois m’a parlé d’elle spontanément car Meryam et moi sommes tous deux tunisiens. Il m’a montré ses courts métrages que j’ai trouvés vraiment intéressants. Puis en 2015, j’ai accepté de m’occuper du Producer’s Network du festival de Carthage. Je sélectionnais à ce titre des projets de la région pour que leurs porteurs rencontrent des professionnels dans des ateliers de production. C’est là que j’ai rencontré Meryam pour la première fois. Nous avons commencé à travailler ensemble sur un projet de long métrage qui n’a pas abouti. Mais c’est en faisant des repérages dans le nord de la Tunisie avec son chef opérateur Vincent Gonneville qu’elle a croisé Malek et Chaker Mechergui : deux frères en train de guider les moutons de leur père vers les pâturages. Ils vont accepter de devenir les héros de son court métrage Brotherhood, puis de son long.

Pourtant, vous n’allez pas produire ce court. Pour quelle raison ?

Parce que je n’avais pas vraiment ma place. C’était une petite économie et l’argent réuni venu du Canada et du Moyen-Orient a suffi à ce qu’il voit le jour. Mais on est resté en contact. Et quand, pendant le tournage de son court métrage, Meryam a eu l’idée d’en faire un long, j’ai tout de suite eu envie de la suivre. J’ai trouvé ma place entre ses producteurs canadiens et tunisiens. Je peux même dire que sans la France, La Source n’aurait jamais vu le jour. Ne serait-ce que parce qu’il existe des accords franco-tunisiens et franco-canadiens, alors qu’il n’y en a aucun entre la Tunisie et le Canada. On a commencé à travailler concrètement sur le film en 2019. On a obtenu assez vite le fonds franco-tunisien. Puis on a mis deux ans à financer le film et, après un décalage lié à la pandémie de Covid, on a démarré le tournage en mars 2022.

Dans mon fonctionnement de producteur prime d’abord l’envie de travailler avec un réalisateur. Le sujet arrive dans un deuxième temps.

Qu’est-ce qui vous avait encouragé à vous engager dans ce projet ?

Dans mon fonctionnement de producteur prime d’abord l’envie de travailler avec un réalisateur. Le sujet arrive dans un deuxième temps. Car si on ne s’entend pas, si on n’a pas une connexion forte, il y a tellement d’obstacles pour donner naissance à ce type de film qu’un désaccord risque forcément de se produire avant même le tournage ! Donc au départ de La Source, il y a mon désir de travailler avec Meryam, dopé par le fait que son film est le prolongement d’un court métrage que j’ai adoré, qui a remporté 75 prix à travers le monde et s’est retrouvé nommé aux Oscars. Mais au-delà de cela, pour avoir développé un certain nombre de films sur la même thématique – La Désintégration de Philippe Faucon, Hedi, un vent de liberté de Mohamed Ben Attia et Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania – j’ai trouvé son approche vraiment singulière. Grâce à ce qu’elle appelle le « magical realisme ». Ce mélange des genres avec une approche d’abord très réaliste qui s’oriente peu à peu vers une voie hypnotique, onirique et poétique. Je trouve aussi extrêmement originale cette double idée d’une mère qui se voile la face en refusant de voir que son fils est un monstre et que le mal qui n’est pas traité à la racine finit par grossir et toucher toute la société sans qu’on puisse l’arrêter. Cela donne un caractère universel à son propos. Car si La Source parle de Daesh, les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les histoires de secte ou de tueries de masse comme Gus Van Sant a pu les traiter dans Elephant.

 

 Quelles ont été les étapes de financement du film ?

Sur le papier, c’est le type de projet qu’il vaut mieux éviter si on ne veut pas se compliquer la vie ! Car on sait d’avance que le processus de financement va être très long. En effet, ce mélange des genres que j’évoquais plus tôt refroidit souvent les investisseurs potentiels. Mais c’est tellement passionnant ! Au final, le film s’est monté avec 40 sources de financements différents. En 2020, on a reçu l’aide à la création visuelle ou sonore par l'utilisation des technologies numériques de l'image et du son (CVSdu CNC. On a ensuite bénéficié de différents fonds (Sundance, Doha…), du soutien de la SODEC (Société de développement des entreprises culturelles au Québec) et de Téléfilm Canada avant de décrocher celui d'Eurimages. Notre vendeur international Luxbox s’est également positionné assez tôt. Pour autant, comme souvent dans ce genre de projet, nous sommes partis en tournage sans avoir réuni la totalité du financement. On a pris le risque de trouver le reste plus tard, en misant sur notre certitude que le film terminé saurait séduire d’autres investisseurs. C’est ainsi qu’on a obtenu, pendant la postproduction, l’Aide aux cinémas du monde du CNC.

Quelle a été la spécificité de ce projet par rapport à d’autres que vous avez produits ?

J’ai déjà fait beaucoup de coproductions. Mais pour ce film, celle avec le Canada a pris du temps à se mettre en place pour harmoniser nos différents fonctionnements, règles et visions des choses. Et j’ai joué le rôle de pivot entre la Tunisie et le Canada qui sont deux mondes aux antipodes, y compris en termes de pratiques de tournage.

Sur ce tournage justement, en quoi Meryam Joobeur vous a-t-elle le plus épaté ?

Par sa capacité de concentration. Au fil des années, j’ai noué avec elle une relation très proche. Mais une fois sur le plateau, elle s’est mise dans une sorte de bulle, concentrée sur ses acteurs et sa mise en scène. Comme à mon habitude, j’ai été très présent sur ce tournage et j’ai vu que ce n’était plus la même personne.

Sans la France, La Source n’aurait jamais vu le jour. Ne serait-ce que parce qu’il existe des accords franco-tunisiens et franco-canadiens, alors qu’il n’y en a aucun entre la Tunisie et le Canada.

Intervenez-vous aussi au montage ?

Le montage a été un défi parce qu’il a forcément fallu du temps pour parvenir à ce mélange des genres que j’évoquais plus tôt. Pour raconter une histoire tout en créant une ambiance un peu hypnotique afin que les spectateurs se laissent emporter par les émotions. Mais aussi parce que Meryam aime prendre son temps à cette étape tout en s’impliquant énormément. Au fil de mes expériences, j’ai appris que ça ne sert à rien de brusquer un réalisateur. Nul n’y gagne, à commencer par le film. Le montage s’est donc fait à son rythme. En l’occurrence, Meryam a d’abord eu besoin de se remettre du tournage qui fut une expérience extrêmement intense. Puis on a commencé à monter La Source avec un premier monteur français et comme ça peut arriver parfois, ça n’a pas fonctionné. Ils n’avaient pas la même vision du film. On a donc fait une pause. Puis Meryam s’y est remise de son côté au Canada avant qu’un autre monteur intervienne, Maxime Mathis, que j’avais rencontré sur Les Filles d’Olfa. Maxime est parti monter le film au Canada avec Meryam. Ils ont travaillé dans un chalet au cœur de la nature, un peu coupé du monde, là encore en prenant des pauses dans leur travail. Mais je suis convaincu que seul ce rythme – aussi singulier soit-il – pouvait donner naissance à La Source.

À quel moment le distributeur KMBO est-il entré dans la boucle ?

Juste avant la sélection du film à la Berlinale. Avant le tournage, j’avais essayé de trouver un distributeur. Certains étaient intéressés, mais ils avaient besoin de voir des images du film. Donc, assez vite, ma stratégie a été d’attendre la fin du tournage car j’étais persuadé que le résultat jouerait un rôle de déclencheur. Et je suis heureux de ne pas m’être trompé. Car lorsqu’elle a découvert La Source, pas encore fini, l’équipe de KMBO a fait preuve d’un enthousiasme qui nous a immédiatement convaincus.
 

LA SOURCE

Affiche de « La Source »
La Source KMBO

Réalisation et scénario : Meryam Joobeur
Production déléguée : Nadim Cheikhrouha (Tanit Films)
Distribution : KMBO
Ventes internationales : Luxbox
Sortie le 1er janvier 2025.

Soutien sélectif du CNC : Aide aux cinémas du monde après réalisation