Noémie Lvovsky : « Les chansons sont presque comme des dialogues ou des monologues »

Noémie Lvovsky : « Les chansons sont presque comme des dialogues ou des monologues »

10 février 2023
Cinéma
Denis Podalydès dans « La Grande Magie ».
Denis Podalydès dans « La Grande Magie ». Jean-Claude-LOTHER

La réalisatrice revient sur la création de La Grande Magie, sa comédie musicale, et son goût pour les gens « qui dansent sans technique ».


À vos yeux, La Grande Magie relève-t-il de la comédie musicale stricto sensu ?

Certains et certaines diraient que oui, et d’autres diraient que non ! (Rires.) Les comédies musicales avec lesquelles j’ai grandi sont les comédies musicales américaines classiques, jouées par des chanteuses et des chanteurs, des danseuses et des danseurs. Ce n’est pas du tout le cas de La Grande Magie. En ce sens, ce n’est pas une comédie musicale. J’ai choisi les actrices et les acteurs du film pour leurs qualités d’actrices et d’acteurs. Denis Podalydès, par exemple, se jugeait incapable de chanter. Moi, je n’avais jamais chanté, à part dans ma salle de bains. Presque aucun de nous n’avait jamais chanté, à part Judith Chemla, qui est chanteuse lyrique, et François Morel, qui vient du music-hall. Et aucun de nous n’avait jamais dansé. Mais j’avais justement envie de ça. J’avais envie que les chansons soient en son direct, qu’on entende les maladresses, les souffles, les bruits de pas, les frottements des vêtements… Le son direct était un pari énorme, parce que chanter en son direct en dansant quand on n’est pas danseur, quand on est fumeur ou en surpoids, c’était pas gagné ! (Rires.) J’avais envie de nos maladresses, de nos fragilités. Sinon on aurait réenregistré en studio.

Pourquoi cette envie de « fragilités » ?

Parce que je voulais que les personnages se mettent à chanter dans la continuité des dialogues, se mettent à danser dans la continuité des gestes du quotidien. Comme imperceptiblement. Les chansons étaient presque comme des dialogues ou des monologues. Ce n’est pas comme les comédies musicales classiques, où le monde s’arrête le temps d’une chanson et d’une chorégraphie, et reprend ensuite.

J’adore voir danser des gens qui n’ont pas de technique. C’est bouleversant, parce que quelque chose de la personnalité profonde se révèle. On se débarrasse de notre corps social, du rôle qu’on joue en société.

Avez-vous revu des comédies musicales avant de vous lancer dans La Grande Magie ?

Non. J’avais envie de faire un film de genre mais sans penser au genre. Je n’ai pas revu les films de Fred Astaire, mais je les ai tellement vus dans ma petite enfance que je les connais par cœur. Et Fred Astaire étant l’un des plus grands danseurs du monde, on ne peut pas le regarder en se disant qu’on va demander à Denis Podalydès de faire la même chose ! Quant à Jacques Demy, je l’adore mais je n’ai pas revu ses films non plus. Le seul que j’ai revu, c’est Les Chansons d’amour de Christophe Honoré. Je pense que les comédies musicales de Christophe Honoré m’ont « autorisée », d’une certaine manière, à en faire une à mon tour.


La pièce d’Eduardo de Filippo dont vous vous inspirez n’est pas une comédie musicale. Pourquoi avoir ressenti le besoin d’y insuffler de la danse et des chansons ?

Déjà, je précise que c’est une adaptation très libre. Nous avons ajouté plein de scènes qui n’y sont pas, les personnages féminins – en particulier ceux joués par Judith Chemla et Rebecca Marder – sont très différents… Les chansons sont arrivées très vite. Ce sont en fait deux chemins qui se sont rencontrés. Dans presque tous mes films, il y a des moments où les gens chantent et dansent. Dans des scènes de fête, par exemple. Et ce sont, dans la vie comme au cinéma, des moments qui me rendent très heureuse. J’adore voir danser des gens qui n’ont pas de technique. C’est bouleversant, parce que quelque chose de la personnalité profonde se révèle. On se débarrasse de notre corps social, du rôle qu’on joue en société. C’est autre chose qui s’exprime alors, quelque chose de notre rythme intime. Quand j’ai découvert le texte d’Eduardo de Filippo, dans la mise en scène de Dan Jemmett à la Comédie-Française, j’ai eu un coup de foudre inouï pour ce texte, l’impression qu’il avait été écrit pour moi. Il touchait quelque chose de profond et d’intime. Puis je me suis dit que La Grande Magie tenait du conte, et que ces personnages pourraient se mettre à chanter et à danser… Ces deux chemins – mon envie de faire chanter et danser mes personnages, et mon coup de foudre pour cette pièce – se sont donc croisés. Et c’est devenu un film musical.

Ce qui a été formidable avec La Grande Magie, c’est que Feu! Chatterton est arrivé un an et demi avant le tournage, nous avons donc pu vraiment collaborer, les musiciens ont eu le temps d’entrer dans le monde que j’avais envie de fabriquer.

La comédie musicale est le genre de cinéma qui exprime le plus purement l’idée qu’il y a un pacte d’illusion passé avec le spectateur. Or, ce thème du pacte d’illusion est au cœur de La Grande Magie

Bien sûr. J’ai appris récemment une expression dont je me demande comment j’ai pu passer autant de temps sans la connaître : les Anglo-Saxons parlent de « suspension of disbelief » quand on entre dans une salle de cinéma. « La suspension d’incroyance »… C’est trop beau ! Et c’est vrai que quand le noir se fait dans une salle de cinéma, on suspend notre incroyance. Alors oui, en effet, un monde où les gens chantent et dansent, c’est un monde de spectacle. Mais ça permet aussi aux personnages de se dire des sentiments secrets. Ou de se parler à eux-mêmes.

Concrètement, comment s’est passée l’écriture du scénario ? À quel moment les chansons se sont-elles intégrées dans la trame narrative ?

Au fur et à mesure de l’écriture. Nous écrivions la chanson quand il y avait dans le scénario l’évidence d’une chanson. Puis nous reprenions le fil de l’écriture, et ainsi de suite. Nous écrivions certaines chansons entièrement, et pour d’autres une simple trame. Puis Feu! Chatterton est arrivé. Très en amont, ce qui a été précieux. Souvent, dans les films, faute d’argent, on travaille la musique en dernier, et elle semble en conséquence plaquée, pas organique. Comme une couche de confiture sur une tartine déjà bien beurrée ! Ce qui a été formidable avec La Grande Magie, c’est que Feu! Chatterton est arrivé un an et demi avant le tournage, nous avons donc pu vraiment collaborer, les musiciens ont eu le temps d’entrer dans le monde que j’avais envie de fabriquer. On a fait un long travail de lecture, de réécriture des paroles, il y a eu beaucoup d’allers-retours entre les scénaristes et les musiciens… Nous avons pu ensuite répéter dans une salle prêtée par le directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin, avec les comédiens, un professeur de chant, la chorégraphe et les membres de Feu! Chatterton qui nous aidaient à répéter. Leur disponibilité et leur enthousiasme ont été très précieux, ils sont devenus des acteurs à part entière du film.

La Grande Magie

Réalisation : Noémie Lvovsky
Scénario : Noémie Lvovsky, Florence Seyvos, Maud Ameline, avec la participation de Paolo Mattei, d’après La Grande Magia, d’Eduardo de Filippo
Photographie : Irina Lubtchansky
Montage : Annette Dutertre
Production : Atelier de production, Les Films du Poisson, Niko Film, Magie Rouges Productions, Arte France Cinéma, Bayerischer Rundfunk en collaboration avec Arte.
Distribution : Ad Vitam
Sortie en salles : 8 février 2023