Qu’est-ce qui vous a conduit à imaginer un film aussi singulier que Plumes ?
Tout a commencé par mon deuxième court métrage, The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at Kilometer 375, sélectionné par la Cinéfondation en 2014. C’était une comédie noire. Mon goût pour ce genre s’est affirmé et j’ai eu envie de l’explorer dans un format plus long. Alors que je commençais à réfléchir à mon nouveau projet, il m’est très vite apparu cette idée d’un homme qui se transformerait en poule ! (Rires.) Ce côté absurde correspondait au ton que je recherchais. Mais j’avais surtout l’intuition que, derrière ce qui peut passer pour une blague ou un gag, j’allais pouvoir raconter l’histoire dramatique de l’épouse de cet homme. Je voulais montrer, sans décalage ironique, le parcours du combattant qui attend cette femme. J’avais la certitude que ça fonctionnerait avant même de me lancer dans l’écriture.
Un film fondé sur une telle intuition – qui sort des sentiers battus – est-il facile à financer ?
J’ai vu, en effet, chez certains de mes interlocuteurs qu’ils ne percevaient pas forcément l’aspect dramatique du film derrière l’absurdité revendiquée de ce point de départ. Mais j’ai eu la chance qu’une productrice le comprenne instantanément. La toute première que j’ai rencontrée : Juliette Lepoutre. Juliette faisait partie du jury de la Cinéfondation quand j’avais fait acte de candidature pour une résidence. C’est Georges Goldenstern, le directeur de la Cinéfondation qui a organisé ce premier rendez-vous entre nous deux. Et je ne le remercierai jamais assez pour ce soutien. Julie avait vu mes deux courts et j’ai immédiatement compris qu’elle avait la même vision que moi concernant Plumes. On a donc construit ce film ensemble, main dans la main.
Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre la comédie absurde et les moments plus dramatiques ?
J’ai suivi mon intuition. J’écris plus avec mon cœur qu’avec mon cerveau ; je pense émotion plus que technique. Donc je peux aller loin dans l’humour comme dans la tristesse. Je ne construis pas cet équilibre, je me laisse guider par ce que je ressens, même si j’ai bien sûr conscience des montagnes russes émotionnelles que cela crée. Et je ne réfléchis pas à la manière dont elles seront perçues par les spectateurs.
Pendant cette phase d’écriture, vous n’avez jamais en tête ces futurs spectateurs ?
Non, jamais. Je me concentre uniquement sur ce que je ressens. Je suis un grand admirateur du cinéma de Robert Bresson qui, dans ses films, exprimait son point de vue, celui d’un poète. Je ne me compare pas à lui, évidemment, mais j’obéis à cette même logique. Plumes n’est pas imaginé dans le but de séduire le public ou de correspondre à tel ou tel goût. Je ne suis jamais dans l’obsession de faire un film parfait, mais un film qui correspond à ma vision, à mes envies. J’essaie de proposer une œuvre d’art et ensuite je laisse les gens s’en emparer comme ils le veulent. Car dès lors que je l’ai terminé, le film ne m’appartient plus.
Comment avez-vous travaillé l’image du film, avec votre directeur de la photo Kamal Samy ?
Je suis égyptien, mon film est égyptien mais il ne parle pas seulement de l’Égypte. À l’écran, il fallait donc que l’atmosphère visuelle empêche de situer le film géographiquement et permette surtout de créer un monde qui ne paraisse jamais tout à fait réel, en tout cas réaliste. Et je dirais que là encore, je me suis fié à mon intuition.
Pour accrocher à un récit volontairement non réaliste, il faut que rien dans l’image ne paraisse réaliste. Sinon, forcément on décroche, on n’y croit pas et on reste à la porte. Le but était que cette atmosphère visuelle permette aux spectateurs de s’abandonner.
Des références vous ont aidé à créer cette atmosphère ?
J’y ai glissé ici et là des clins d’œil aux films que j’aime. Car ils font partie de ces rêves que j’évoquais. Des films de Bresson comme des vieux films égyptiens. Mais là encore tout se fait intuitivement, rien n’est prémédité.
Votre héroïne est interprétée par Demyana Nassar qui fait ses débuts à l’écran. C’était important pour vous qu’une comédienne non professionnelle tienne ce rôle ?
Oui, car dans la même logique, je ne voulais pas m’enfermer dans un carcan. J’avais une idée très précise de mes personnages et j’ai vraiment cherché des gens qui correspondraient exactement à cette vision. Je ne voulais pas de performance d’actrice ou d’acteur dans des rôles de composition mais des femmes et des hommes qui soient les rôles. Tout cela m’a pris plusieurs mois de recherche. Et j’ai finalement trouvé Demyana Nassar qui faisait partie d’une petite troupe de théâtre amateur. Elle fut une évidence dès que je l’ai vue. Même si je savais précisément ce que je voulais, je l’ai laissée me surprendre.
Comment avez-vous travaillé avec elle ?
Comme avec ses partenaires, je n’ai fait aucune répétition, pas plus que je ne leur ai donné le scénario en avance ou indiqué comment jouer. Pour moi, ils étaient les personnages. Donc avant chaque scène, je leur expliquais l’idée générale puis les laissais dire ce qu’ils voulaient. Je les ai laissés évoluer librement à l’intérieur du dispositif technique très précis que j’avais créé. Je ne voulais pas qu’ils se posent des questions par rapport à la caméra au risque d’abîmer ce que je recherchais : cette fraîcheur des acteurs non professionnels. C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai jamais fait plus de deux prises par scène et que j’ai gardé au montage ce qui peut passer pour de la maladresse ou des erreurs.
Le montage a-t-il modifié quelque chose par rapport à votre vision première du film ?
Le travail de montage commence avant même le tournage où je travaille au découpage du film avec mon monteur Hisham Saqr. Il se construit donc très en amont. Et quand on arrive sur la table de montage, on sait précisément où l’on veut aller. Comme à toutes les étapes de la fabrication de ce film, on s’est fiés à notre ressenti.
Le rythme du film est particulier. Le mot efficacité semble banni de votre vocabulaire…
Exactement, car j’y aurais perdu ce que je recherchais : un état de surprise permanent, ne jamais savoir où la scène suivante va vous amener pour que, là encore, chacun puisse vivre le film à son rythme et à sa manière. Je ne veux rien imposer.
Comment avez-vous vécu l’accueil du film à Cannes puis dans votre pays ?
Je ne m’attendais pas à un tel accueil à Cannes et encore moins à remporter le Grand Prix de la Semaine de la Critique. Je n’aurais jamais imaginé qu’un film aussi bizarre puisse faire une certaine unanimité. J’étais fier aussi pour mon pays, car mon équipe est entièrement égyptienne et cela montre la richesse de notre cinéma encore trop peu célébré hors de nos frontières. En dehors des maîtres que sont Youssef Chahine et Yousry Nasrallah, il existe énormément de jeunes talents qui méritent d’être connus et reconnus. Plumes est l’un des premiers films égyptiens à avoir été récompensés à Cannes. J’espère qu’il donnera envie de découvrir d’autres pépites de mon pays, des cinéastes qui ont inspiré mon travail, comme ceux qui ont fait la nouvelle vague égyptienne et qui ne sont pas célébrés à la hauteur de leur talent.
PLUMES
Réalisation : Omar El Zohairy
Scénario : Omar El Zohairy et Ahmed Amer
Photographie : Kamal Samy
Montage : Hisham Saqr
Production : Still Moving, Lagoonie Film Production, Heretic, Film Clinic
Distribution : Dulac Distribution