Pour quelques secondes de plus
Lorsque sort Psychose dans les salles américaines le 16 juin 1960, Alfred Hitchcock doit revoir sa copie jugée choquante. Le cinéaste vient alors de poser les bases du cinéma horrifique et s’est autorisé certaines « largesses » jugées rédhibitoires. Le code Hays qui régit la censure dans le cinéma américain depuis les années 30 est encore en vigueur. C’est ainsi que treize petites secondes vont disparaître des écrans. Les deux premières coupes entourent la séquence dite de « la douche », celle où Marion Crane (Janet Leigh) se fait lacérer de coups de couteau par Norman Bates (Anthony Perkins). Avant de pénétrer dans la salle de bains, Marion retire son soutien-gorge sous le regard de Norman qui l’observe depuis une pièce voisine. Dans la version non censurée, on distingue furtivement un bout de la poitrine de l’actrice, invisible jusqu’ici. Une fois son crime effectué, Norman nettoie ses mains tachées de sang dans le lavabo. Quelques secondes supplémentaires permettaient à la caméra de s’attarder en gros plan sur ce sang humain. Ce « sang » que l’on ne saurait voir, mis plus en évidence dans cette version non censurée. Le dernier changement se situe un peu plus tard, lorsque Milton Arbogast (Martin Balsam) se rend dans la maison de Norman Bates et se fait lui aussi attaquer au couteau par le meurtrier déguisé en vieille dame. La censure aurait demandé au cinéaste d’atténuer quelque peu l’horreur en supprimant deux des coups portés à la victime. Seules des versions italiennes et allemandes permettaient de voir jusqu’ici le film dans sa version intégrale avant l’édition « définitive » d’un coffret vidéo en 2021 et cette sortie dans les salles françaises aujourd’hui. De là à dire que c’est un nouveau film qui s’offre à nous…
Qui a fait quoi sous la douche ?
La séquence de la douche a suscité moult analyses et surtout plusieurs recherches en paternité. Ainsi en 1970, dans une interview, le graphiste et proche collaborateur artistique d’Hitchcock, Saul Bass, s’appropria sa mise en scène en affirmant que le cinéaste avait respecté au plan près son story-board. Hitchcock assura de son côté avoir pris ses distances avec le matériel de Bass. Ces batailles artistiques sont évidemment stériles si l’on tient compte du statut de chef d’orchestre du metteur en scène, capable de guider, voire de conditionner l’esprit créatif de ses partenaires. Que dire alors des accords stridents de la musique de Bernard Herrmann ou de la précision du montage de George Tomasini, fidèle du maître depuis Fenêtre sur cour ? Sans eux, l’impact aurait été différent, voire nul. Telle la Genèse, le tournage de la scène de la douche aura duré sept jours dans le confinement d’une pièce de 15 mètres carrés.
Eau froide
Rares sont les films comme Psychose qui ont laissé une telle trace esthétique dans l’inconscient collectif. La séquence de la douche est ainsi entrée dans la sphère de la pop culture au même titre que les boîtes de conserve Campbell dupliquées par Andy Warhol. Ce fétichisme n’a rien de morbide, car une fois reproduit, l’objet original perd une partie de sa force expressive pour prendre un nouveau statut. Ainsi, lorsque Marion Cotillard rejoue les Janet Leigh pour Vanity Fair en 2008, la séquence iconique devient objet publicitaire. En décidant de réaliser un remake plan par plan du film (Psycho, 1998), Gus Van Sant, lui, démontre que la forme déliée de son contenu n’offre plus aucune profondeur. Ce geste nihiliste aura permis au cinéaste d’entamer une nouvelle mue expérimentale de son cinéma tout en admettant le caractère impur de son geste : « Il s’agit plus d’une réplique que d’un remake (…) C’est presque comme si nous réalisions un faux. Comme si nous faisions une copie de la Joconde ou de la statue de David. » Dès 1980 avec Pulsions, Brian De Palma avait repris à son compte la fameuse séquence, mais tel un maniériste assumant le côté indépassable de la matière : « Lorsqu’un artiste a trouvé la meilleure façon d’exprimer quelque chose, confiait-il à la rédaction de Studio Ciné Live en 2007, pourquoi devrait-on s’interdire de la reprendre ? On peut donner aux choses une nouvelle perspective. »
Qu’en dit Hitchcock ?
Sur ces intentions profondes en réalisant Psychose, Alfred Hitchcock resta prudent. Il confia ainsi à François Truffaut lors des célèbres entretiens, sa jouissance à manipuler le public par la seule force de son art : « Le thème ne m’intéresse pas, le jeu des acteurs ne m’intéresse pas (…) ce qui m’importe, ce sont les morceaux de films et la photographie, la bande sonore et tous les moyens techniques qui font que le public se met à hurler. Je trouve que c’est terriblement satisfaisant de parvenir à communiquer une émotion de masse grâce à l’art cinématographique. Ce à quoi nous sommes certainement parvenus avec Psychose. Le public n’était pas touché par un message, ni par un exploit, ni par le fait qu’il goûtait le roman. C’était le cinéma seul qui donnait aux gens de l’émotion. » Au départ de Psychose, il y a chez Hitchcock l’envie de tourner un petit film sans les contraintes économiques et matérielles propres aux grosses productions. Des « grosses productions » dont il est pourtant le chantre avec les hits Fenêtre sur cour, L’homme qui en savait trop, Sueurs froides ou La Mort aux trousses, réalisés lors de la décennie précédente. En 1960, le cinéaste se régale donc avec les possibilités qu’offre le nouveau médium télévisuel dont l’impureté supposée ne l’effraie pas. Depuis quelques années en effet, il a lancé avec succès la série des Alfred Hitchcock présente, composée de moyens métrages à suspense. Avec Psychose, le cinéaste veut retrouver la légèreté et la rapidité d’exécution de ces mini-productions. À cette époque, le cinéma d’épouvante – comme jadis les séries B policières – diffusé tard le soir dans les drive-in de l’Amérique rapporte gros pour pas cher. Psychose sera sa contribution au genre.
Psychose
Scénario : Joseph Stefano adapté du roman Robert Bloch
Chef opérateur : John L. Russell
Musique : Bernard Herrmann
Production : Alfred Hitchcock