Un chien andalou et l’explosion surréaliste (1929)
Un œil coupé en deux par un rasoir… L’une des premières images d’Un chien andalou, le premier film signé Luis Buñuel, à la fin des années 20, reste toujours aussi frappante et inoubliable, plus de 90 ans après sa création. C’est un plan qui a hanté plusieurs générations de cinéphiles, qui pose la question de ce que nos regards de spectateurs sont prêts à soutenir, et qui marque la fracassante entrée en cinéma d’un jeune Espagnol arrivé à Paris en 1925 et dont la vie allait être transformée par sa rencontre avec le mouvement surréaliste. D’abord assistant de Jean Epstein sur Mauprat (1926) et La Chute de la maison Usher (1928), Buñuel conçoit avec son ami Salvador Dali ce court métrage révolutionnaire, Un chien andalou, sur le principe du cadavre exquis, de l’écriture automatique et du surgissement d’images venues du subconscient. Un principe poursuivi dès l’année suivante dans le moyen métrage L’Age d’or, financé par le mécène Charles de Noailles, conçu comme une attaque en règle de l’ordre bourgeois, et qui va provoquer un véritable scandale. Un soir de décembre 1930, des membres de la Ligue des patriotes et de la Ligue anti-juive investissent le Studio 28, à Montmartre, pour perturber la projection, jetant de l’encre sur l’écran et détruisant au passage les toiles de Dali, Miro ou Max Ernst qui trônent dans le hall du cinéma. En deux films, Luis Buñuel, 30 ans, a déjà bouleversé le septième art, en ouvrant la voie à une lignée de films différents, radicaux, violemment antiacadémiques.
Terre sans pain et le retour en Espagne (1933)
Après avoir scandalisé la France, Buñuel revient dans son pays natal et tourne un film a priori totalement différent de ses deux premiers essais : Terre sans pain est un documentaire sur une région pauvre d’Espagne, les Hurdes, en Estrémadure (le film a d’ailleurs également été exploité sous le titre Les Hurdes). Le réalisateur s’inspire d’une étude anthropologique publiée par Maurice Legendre en 1927 et veut donner à voir les conditions de vie miséreuses de ses compatriotes. Comment le cinéaste surréaliste va-t-il s’accommoder de cette nouvelle ambition documentaire et « réaliste » ? Le film d’animation Buñuel après l’âge d’or, sorti en 2019, montre bien que l’intéressé n’hésita pas à tordre le réel à ses obsessions, en payant par exemple un habitant pour qu’il arrache la tête d’un poulet. La mort, les animaux, les hommes enserrés dans des paysages arides, le sentiment de révolte qu’inspire l’injustice, la volonté farouche de faire œuvre politique : une grande partie du cinéma de Buñuel est condensée dans Terre sans pain, dont on retrouvera des échos deux décennies plus tard dans le fameux Los Olvidados (1951), peinture de la délinquance juvénile mexicaine et prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Mais Terre sans pain est bloqué par la censure espagnole. Peu de temps après, la guerre civile, puis la dictature franquiste vont s’abattre sur le pays. Buñuel s’exile, voyage, travaillant notamment à des doublages de films à Paris, puis au Museum of Modern Art, à New York, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le Grand noceur et les années mexicaines (1949)
C’est au Mexique, après-guerre, sous la houlette du producteur Oscar Dancigers, que Luis Buñuel entame une nouvelle carrière de metteur en scène, d’abord avec Gran Casino (1947), un échec commercial, puis, surtout, la comédie satirique Le Grand noceur (1949), grand succès populaire. Le surréaliste turbulent se révèle très à l’aise en studio, dans un registre de cinéma plus traditionnel, prouvant qu’il peut tourner vite et bien, enchaînant tout au long des années cinquante des films commerciaux, adaptations littéraires (Les Aventures de Robinson Crusoé, en 1952, Les Hauts de Hurlevent, en 1954), co-productions entre le Mexique et la France (La Fièvre monte à El Pao, 1959, avec Gérard Philippe)… Il ne renie pas pour autant ses obsessions, comme le montre Susana la perverse (1951), où il s’amuse à pervertir les codes du mélodrame, ponctuant ce film de commande, apparemment mineur, d’images provocantes, érotiques, aussi troublantes que malicieuses.
Viridiana et le temps des chefs-d’œuvre (1961)
Luis Buñuel revient en Espagne au début des années soixante pour tourner Viridiana, un film qui lui vaudra la Palme d’or et un nouveau scandale. Ce portrait d’une jeune femme qui renonce à entrer dans les ordres scandalisera en effet le Vatican, puis les comités de censure espagnols et français. Le film marque aussi le début d’une période faste, le véritable « âge d’or » de Buñuel, marqué par sa collaboration avec le scénariste Jean-Claude Carrière. Dans une impressionnante série de films majeurs, éclatent ainsi l’irrévérence du maître, son goût de la provocation, sa détestation de la bourgeoisie, sa constante invention formelle : Le Journal d’une femme de chambre (1964), Belle de jour (1967, son plus grand succès en France), La Voie lactée (1969), Tristana (1970), Le charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974), et Cet obscur objet du désir (1977) variation sur La Femme et le Pantin, qui clôt sa filmographie, six ans avant la mort de son auteur, sur une bombe qui explose. Symbole ultime d’une œuvre qui aura fait l’effet d’une longue déflagration ? Jean-Claude Carrière dit préférer dans Cet obscur objet du désir l’image qui précède, ce plan d’une couturière en train de recoudre un carré de tissu tâché de sang : « J'aime l'idée que le cinéma de Luis commence par le gros plan d'un rasoir qui découpe un œil en deux dans Un chien andalou et se termine par ce geste inversé. Une réparation. »