Quelle forme va prendre le cycle qui vous est consacré ?
Il y aura la projection de cinq de mes films, une master class et des rencontres avec le public, notamment des étudiants et des jeunes spectateurs. C’est important de rencontrer ces publics qui vont moins en salles. Si ce cycle a une vertu, c’est celle de permettre la découverte d’un genre documentaire particulier, et de faire comprendre l’enjeu de cette écriture, sa spécificité et les problématiques qui se dégagent de mon cinéma.
Quelles sont-elles ?
La notion centrale de mes films, c’est celle du territoire.
Cette notion, ainsi que celle de l’héritage, comme les lieux que vous arpentez, rappelle beaucoup le cinéma d’Alice Diop, récemment mise en lumière pour son prix à Venise.
Alice est une amie et cette amitié s’est effectivement construite sur la proximité de nos démarches et de nos regards. Au moment de sa carte blanche à Beaubourg, Alice m’avait invité à présenter J’ai aimé vivre là. Dans Nous, elle avait arpenté la ligne B du RER pour finir par rencontrer l’écrivain Pierre Bergougnioux. J’ai aimé vivre là, en miroir de son film, emmenait les spectateurs au bout de la ligne A du RER à la rencontre d’Annie Ernaux. Le travail d’Alice est important et nous avons en commun le désir de travailler une autre représentation de gens disqualifiés par la société, ou assignés à leur misère. Par ailleurs, notre réflexion s’appuie sur le cinéma, mais aussi sur la littérature, la sociologie, et surtout la rencontre avec l’autre.
Le documentaire que vous pratiquez est effectivement très ouvert. Mais plus généralement, le genre semble être à un moment de décloisonnement.
Je ne sais pas si c’est propre au documentaire d’aujourd’hui. Alice et moi nous inscrivons dans un héritage. Et nous ne sommes pas les premiers à embrasser ces problématiques-là. D’autres, et par d’autres biais, s’y sont attachés. Les écrivains Annie Ernaux et Pierre Bergougnioux, mais aussi des sociologues comme Pierre Bourdieu… Évidemment, le cinéma documentaire ne se substitue pas à l’approche sociologique et scientifique, mais il offre un point d’appui par l’image qui permet de proposer un autre récit. Au fond, le documentaire que je pratique met en œuvre une forme de regard (par essence subjectif) sur le monde. Il n’impose pas une forme de vérité. Et je ne crois pas que ce soit lié à l’époque. Par contre, notre monde est agité par des questions qui rencontrent les problématiques du cinéma d’Alice ou du mien. Au cœur du cinéma d’Alice, il y a la question de la femme, de sa culture, de son appartenance… et je m’étais également posé des questions similaires dans Retour à Forbach. D’où vient-on ? Qui sommes-nous ? Quelle est notre place sociale ? Pour être un peu provocant, je dirais que c’est un cinéma qui ne voit pas le wokisme comme un épouvantail qu’il faudrait combattre mais comme un mouvement qu’il faudrait au contraire épouser.
Il y a une tension dans votre cinéma entre d’un côté la volonté de témoignage et de l’autre le désir de trouver une forme de narration singulière…
La question de la forme est effectivement centrale. Toutes ces thématiques dont nous parlons sont essentielles, mais la forme, c’est l’activateur de la mémoire et du récit. Comment par la mise en scène travailler notre regard sur le réel ? On revendique très fortement notre subjectivité. On ne veut pas informer, mais convoquer le spectateur pour qu’il puisse réfléchir à sa place sociale, et à toutes ces questions que j’évoquais. Et c’est la mise en scène qui offre une place à l’autre. C’est pour cela que des jeunes se sont reconnus dans le cinéma d’Alice, ou que des gens ont réfléchi à leur héritage en voyant Retour à Forbach.
Vous parliez de la différence entre informer et dialoguer avec le spectateur. Quel regard portez-vous sur la représentation du réel donnée par les chaînes d’info en continu ?
Notre travail se situe bien évidemment aux antipodes. On œuvre à déconstruire ce regard dominant. En présentant J’ai aimé vivre là devant un public, certains spectateurs me disaient : « Mais ce n’est pas la réalité, n’est-ce pas ? » Ils n’imaginaient pas que le réel puisse être différent des représentations construites par ces chaînes d’info. À partir du moment où l’on habite en banlieue, on serait forcément assigné à sa pauvreté, à sa laideur, à son peu d’éducation… Mais ce que montrait mon film, c’est que ces lieux-là sont aussi des lieux où l’on s’aime, où l’on réfléchit, où l’on vit. Ça me paraît très important de le mettre en évidence, parce que c’est tout autant la réalité que ce que montrent les chaînes d’info, qui offrent elles aussi un point de vue subjectif. La différence, c’est que ces chaînes d’info se présentent comme porteuses de regards objectifs. Alors que nous assumons au contraire pleinement notre subjectivité. Le réel est toujours plus complexe que ce que l’on raconte ! C’est ce que je dis toujours en accompagnant mes films : le regard que je propose est une manière de voir ces lieux dont on a une image très déformée.
À vous écouter, le documentaire est un lieu de dialogue.
Plus que le documentaire : c’est l’enjeu de la salle de cinéma. Revendiquer une place en salles pour les films documentaires, c’est vouloir effectivement débattre. Tout seul chez soi, ce n’est pas la même chose. Le cinéma est un lieu d’échange et de réflexion.
Quelle est selon vous la situation du documentaire aujourd’hui ?
Certains films ont de la visibilité, mais le documentaire reste une partie du marché et du cinéma qui reste fragile. Dans sa fabrication – ça prend beaucoup de temps, parfois des années – comme dans son exposition en salles. Aujourd’hui, seul un petit nombre de films se partage le gros des écrans. C’est compliqué de trouver sa place. Nos films ne bénéficient pas des mêmes outils de promotion. Les gens se déplacent pour voir les œuvres auxquelles ils ont été sensibilisés. Or le documentaire reste à la marge. On doit donc défendre sa diffusion en salles. D’autant que parallèlement, la place du documentaire d’auteur est de plus en plus réduite à la télévision. Oui, il y a des espaces de diffusion, des festivals, mais cela reste très confidentiel. Alors même que ces films circulent à l’international ou dans les universités. Cette situation me rappelle l’œuvre d’Annie Ernaux : ses livres ont d’abord été étudiés à l’étranger, dans les facultés américaines, avant d’être reconnus en France. Minimiser la place du cinéma documentaire français, au moment où il occupe une place importante à l’international, c’est très douloureux…
Comment expliquer cet état de fait ?
Le cinéma documentaire, c’est le lieu de la recherche et du développement. C’est l’endroit de la liberté. C’est là où l’on peut réfléchir aux formes nouvelles. C’est donc essentiel de le soutenir. On me rétorquera à juste titre que nous sommes en France, et qu’on a un système de production et de soutien unique. Mais il faut garder en tête que ce système-là est justement très précieux et qu’il faut le protéger. Je pense aux récents États généraux du cinéma français : le documentaire doit avoir toute sa place dans cette réflexion. Mais pour répondre précisément à votre question, si le documentaire paraît fragile, c’est parce que les espaces de pensée libre font peur; et ce n’est pas ceux qu’on a envie de valoriser.