Qu’est-ce qui vous a attiré dans le projet de Gints Zilbalodis ?
Ron Dyens : J’ai découvert le travail de Gints à travers son premier long métrage, Away (Ailleurs, 2020) que j’ai trouvé formidable. Pas de dialogue, de rythme sidérant… J’avais l’impression de flotter avec la caméra. Dans notre période hyperconnectée, quand vous regardez un film sur votre ordinateur, il y a toujours un moment où vous faites quelque chose d’autre : regarder l’heure, envoyer un SMS… Avec Away, j’ai été littéralement hypnotisé de bout en bout. Le travail d’un producteur n’est-il pas de vouloir connaître l’artiste derrière l’œuvre et de chercher à le produire si le courant passe entre eux ? C’est ce que j’ai fait et je ne le regrette pas une seconde. Au-delà de la très grande qualité du film, nous avons développé avec Gints et son producteur letton Matīss Kaža une relation basée sur le respect.
Pour en revenir à votre question, Away a été fabriqué seul, et Gints souhaitait travailler en équipe cette fois-ci, faire un film plus ambitieux mais surtout échanger avec des animateurs. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que Flow traite du vivre-ensemble et de la collaboration.
Comment travaille-t-on avec un autodidacte qui lui-même apprend à travailler en équipe ?
Au départ, le scénario était assez succinct, presque abscons, sans dialogues et avec des animaux non anthropomorphisés. Ce qui n’était pas vendable pour un sou sur le papier. Mais très excitant pour un producteur. (Rires.) Le script faisait une cinquantaine de pages. Mais alors que l’on avançait dans la fabrication du film, on s’est rendu compte qu’il y avait un vrai écart entre ce que Gints avait écrit dans sa note d’intention et ce que devenait le film. Il n’y avait quasiment pas d’explications sur les scènes les plus oniriques. Je découvrais des choses, des idées, des associations, à mesure que le film avançait ! Gints est le seul réalisateur que je connaisse qui ne mette que 10 % de ses ambitions dans la note d’intention de son scénario. Concernant la fabrication de Flow, Gints a fait toute la préproduction en Lettonie : les concepts arts, les textures, les décors, les démos de la maquette puis l’enregistrement symphonique de la musique… En France, nous avons eu le gros des rigs et de l’animation ainsi que le sound design, réalisés au studio Le Studio Animation à Marseille. De son côté, la Belgique a fait une petite partie de l’animation et le mixage du film. Tout a été fluide, tout le monde a parfaitement compris ce que Gints avait en tête. Venant de quelqu’un qui n’a aucune formation en animation et qui n’avait jamais travaillé en équipe, c’est d’autant plus impressionnant. C’est un autodidacte qui sait rester à l’écoute des autres tout en faisant naturellement passer ses idées. C’est très rare et précieux.
On imagine que l’absence de dialogues vous a forcé à vous impliquer dans la mise en scène, puisqu’il s’agit du moyen d’expression principal du film…
Avec certains réalisateurs, je suis très interventionniste parce qu’ils en ont besoin. Avec d’autres, pas du tout. Ayant été réalisateur par le passé, je pense comprendre leurs enjeux. Mais je dois avouer qu’avec le temps, j’ai aussi appris à respecter davantage les auteurs. Avant, quand je lisais un scénario, je me faisais mon propre film et j’avais tendance à dire aux réalisateurs ce qu’il fallait qu’ils fassent. Jusqu’à ce qu’un cinéaste, un jour, me dise : « Mais c’est mon film ! Ma vision ! » J’ai alors compris où devait être ma place. (Rires.) Aujourd’hui, les rôles sont plutôt bien définis, et s’ensuit un respect mutuel. Ce qui était aussi extraordinaire avec Flow, c’est qu’on a tout de suite senti que Gints avait sa vision, ses idées, et qu’il n’y avait plus qu’à l’accompagner dans son « voyage » parce qu’il allait nous amener dans un monde définitivement merveilleux. Le petit trailer réalisé en amont de la recherche de financements a clairement posé ce vers quoi on allait se diriger.
Le film a été difficile à financer ?
D’autres films que j’ai pu produire ont été beaucoup plus laborieux. Ce n’a pas été le cas avec Flow. Et je dois avouer que ça m’a fait beaucoup de bien. (Rires.) Le film a été béni dès sa recherche de financement. Un exemple : nous savons que Mélanie Laurent défend les questions climatiques. Or, elle se trouvait à ce moment-là à la tête du collège de l’Avance sur recettes du CNC où le projet était assigné… Flow et son message ne pouvaient que l’interpeller. Les autres membres ont aussi été touchés, je pense, par la grâce de Gints, sa simplicité et la force de son message. Je crois aussi que le fait que Gints ait signé un premier film réussi, techniquement proche de Flow, a beaucoup joué. Arte France, Canal+, Ciné+, la Région Sud, Charades et Ufo sont immédiatement rentrés dans le projet. Dès le début, les Lettons nous ont dit qu’ils voulaient déposer le film à leur fonds majoritaire, ce qui n’était pas du tout un souci pour nous, le plus important étant que le film soit financé. Il se trouve que contrairement à la France, la Lettonie finance moins de films mais donne davantage d’argent à ceux qu’elle soutient. Ils choisissent des projets précis, des projets d’auteurs, qui peuvent trouver des financements complémentaires pour être montés. Le financement letton ayant été accepté, Sacrebleu est donc très légèrement minoritaire dans le projet.
Comment voyez-vous votre métier de producteur ?
Je me définis comme un producteur artistique, un peu « à l’américaine ». C’est-à-dire que je revendique mon droit à exposer mon point de vue très tôt, et à essayer de savoir ce que le réalisateur a dans la tête et dans le ventre. Je dois défendre un projet en financement : si celui-ci n’est pas clair pour le réalisateur, il ne le sera pas non plus pour moi. J’ai besoin de « titiller » parfois le réalisateur pour connaître ses intentions les plus profondes, afin d’essayer d’amener un certain niveau dans les échanges que je peux avoir avec les financeurs.
J’ai toujours eu ce désir de produire des films qui n’avaient probablement jamais été faits auparavant. Je pense que Flow en est la preuve. Je veux être surpris et pouvoir adhérer à la vision du réalisateur. Même si elle prend une direction inattendue, on va la construire ensemble. J’ai besoin de ce travail commun. Il faut qu’on ressente une forme d’enrichissement mutuel, qu’on soit humainement impliqués dans notre métier. Je suis, en quelque sorte, le premier spectateur, sans avoir encore vu aucune image du film. Si je ne me fais pas une idée précise du projet à ce stade, ou si je n’aime pas ce que je vois dans le texte, cela signifie probablement que ça ne va pas fonctionner. Donc, je suis très critique vis-à-vis de moi-même et, par conséquent, très critique vis-à-vis du réalisateur aussi. Évidemment, parfois, ça ne fonctionne pas.
Gints a cette capacité d’avoir les pieds sur terre tout en étant non intrusif et en imposant naturellement le respect. C’est rare. Je crois que je n’ai jamais vu une équipe aussi heureuse de travailler avec un réalisateur. Une harmonie s’est créée tout au long du processus de fabrication du film. On sortait d’une expérience assez douloureuse financièrement avec Sirocco et le royaume des courants d’air, et mes équipes étaient vraiment épuisées. Mais avec Flow, il y a eu quelque chose d’immédiat dès le scénario. On a atteint une sorte de plénitude en fabriquant ce film.
Flow a été extrêmement bien reçu en festival, notamment à Cannes et Annecy, où il a remporté quatre prix. Comment l’avez-vous vécu ?
Généralement, je ne m’investis pas pour Cannes. Parce que j’aime bien croire, parfois à tort, que les sélectionneurs vont comprendre d’eux-mêmes la valeur d’un film. Il y a de nombreux facteurs qui rentrent en jeu, comme la concurrence ou l’amour pour l’animation ou au contraire son rejet viscéral. Mais cette fois, j’ai senti quelque chose monter autour du film. Alors, je suis allé défendre le film, et j’étais évidemment très content qu’il soit sélectionné à Un Certain Regard. Je pense que cette sélection est probablement la plus difficile à obtenir. Quelque chose de totalement inattendu s’est produit : avant même la projection officielle à Cannes, le film a commencé à nourrir des discussions au sein du Marché du film. On a entendu dire qu’il y avait eu des applaudissements de la part des acheteurs, ce qui est assez rare. Puis les spectateurs se sont emparés du film et progressivement, une sorte de fan-club s’est mis en place et s’est amplifié quand nous avons créé des badges à l’effigie du chat et du titre du film. En dessous on pouvait lire : « J’y étais. » C’était un hommage à Eraserhead, de David Lynch, où les spectateurs portaient des badges « I saw it » dans les rues de New York à la sortie du film, pour signifier qu’ils faisaient partie de cette expérience cinématographique unique. Ce qui montre à quel point un film, même en dehors des normes établies, peut rassembler des publics variés et se construire une aura avant même sa sortie officielle. La réception exceptionnelle de Flow à Annecy n’a fait que confirmer la qualité du travail de Gints.
On parle désormais de Flow pour les Oscars…
Ne vendons pas la peau du chat avant que tout le monde ait vu le film. On verra ce qui se passera, car nous sommes face à une grosse concurrence cette année. Tout le monde s’accorde d’ailleurs à dire que la compétition est rude. Mais il est possible qu’on soit l’outsider entre Vice-versa 2 et Le Robot sauvage. Je pense qu’on a nos chances, car on ne sort pas indifférent de ce film.
FLOW, LE CHAT QUI N’AVAIT PLUS PEUR DE L’EAU
Réalisation : Gints Zilbalodis
Scénario : Gints Zilbalodis, Matīss Kaža
Directeur d’animation : Léo Silly-Pélissier
Montage : Gints Zilbalodis
Musique : Gints Zilbalodis et Rihards Zalupe
Production : DreamWell Studio (Lettonie), Sacrebleu Productions (France), Take Five (Belgique)
Distribution : UFO Distribution
Ventes internationales : Charades
Sortie le 30 octobre 2024
Soutiens du CNC : Aide aux techniques d'animation (ATA), Avance sur recettes avant réalisation, Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée, Aide au programme de production (aide au développement), Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024),