La première image est une carte maritime définissant d’emblée le territoire du film. Ce sera l’île de Ré. Qui plus est, en plein mois d’août. Et avec elle, la certitude d’un dépaysement, d’une échappée, loin du tumulte quasi obligatoire de la capitale. Cette délocalisation, Pascal Thomas n’a pas attendu la fin des années 1980 et cette comédie plurielle pour en faire un credo. « Avec Roland Duval [coscénariste de plusieurs de ses films], nous nous sommes opposés à Paris dès le début, explique le cinéaste dans le livret qui accompagne un coffret vidéo de ses films. En province, la cinéphilie n’était pas la même et les histoires que nous voulions raconter non plus. À l’exception de Chabrol, ceux de la Nouvelle Vague se sont enfermés à Paris, nous voulions faire le contraire. »
Dans Les Maris, les femmes, les amants, il y a pourtant les deux, Paris et la province. Les femmes restent à quai dans une ville lumière dépeuplée, tandis que les maris et les enfants font du vélo sur l’île de Ré. Chacun prend le large à sa façon pour mieux réapprendre à se supporter. À l’image, ça fourmille de partout. Une vingtaine de personnages se succèdent comme s’ils avaient toujours été là. Le critique et écrivain Emmanuel Carrère écrira dans Positif que « l’artiste (Pascal Thomas donc), sans changer de manière, porte ici au carré, sinon au cube, sa population habituelle. » En remontant un peu plus haut dans son texte, il est même fait référence à Robert Altman pour cette disposition à multiplier les protagonistes dans le cadre.
« Depuis toujours »
Pascal Thomas semble répondre à Emmanuel Carrère dans les colonnes de Première en ce mois de janvier 1989 pour la promo d’un film qui dépassera tout juste les 500?000 entrées : « … Le film devait être “grouillant” et ce n’était pas un caprice de quelqu’un qui n’avait pas tourné depuis longtemps. Le sujet du film, c’est le groupe, et je suis sûr que pendant les quinze premières minutes, les gens vont se demander qui est le personnage principal… » Une question toute légitime, puisqu’il n’y en a pas vraiment.
C’est d’ailleurs ce qui fait le sel de cette comédie chorale égalitaire où personne ne tire la couverture à soi. Ici, plus que partout ailleurs, les problèmes des uns sont ceux des autres. Les bonheurs aussi. Et réciproquement. Emmanuel Carrère, toujours dans Positif, rassure le spectateur car, une fois passé ce fameux « premier quart d’heure », il aura l’impression de connaître ces hommes, ces femmes et ces amants « depuis toujours ».
« J’aime bien disparaître… »
L’aventure du film a commencé au printemps 1987 par « une belle lumière d’été », celle de « l’île de Ré et de Paris au mois d’août », confesse Pascal Thomas dans Première. Le cinéaste s’apprête à signer son grand retour aux affaires, sept ans après Celles qu’on n’a pas eues. Sept ans ? Une vie. Qu’a-t-il fait de ses folles journées ? Il explique : « Je collectionnais, je bavardais, je rêvassais, j’écrivais. Et puis, j’adore me fondre dans le désir extravagant des publicitaires, faire des choses très loin de moi, à la manière de. Ça maintient. De toute façon, j’aime bien disparaître… » Pourtant, dans les années 1970, la cadence du réalisateur était plutôt soutenue avec pas moins de sept longs métrages : des Zozos (1972) à Confidences pour confidences (1979), en passant par Pleure pas la bouche pleine (1974) ou La Surprise du chef (1976).
Avec Les Maris, les femmes, les amants, le facétieux Pascal Thomas était donc attendu au tournant. Ancien critique lui-même, il savait que ses confrères allaient s’étonner de ce trou d’air. Il avait donc noté sur une petite fiche une réponse à choix multiple : « a) - la vie passait agréablement sans que j’aie besoin d’ajouter à mes plaisirs personnels celui d’un tournage?; b) - le film étant à la fois burlesque et intimiste, j’ai mis sept ans à ne pas choisir entre ces deux genres?; c) - j’ai toujours voulu être un auteur maudit et je ne vois pas pourquoi il n’y aurait que Pialat qui pourrait en faire son fonds de commerce. »
Renverser les figures imposées
« Une belle lumière d’été » aura donc extirpé Pascal Thomas de sa douce torpeur. Il écrit le scénario du film en dix jours, guidé par l’envie de renverser les figures imposées qui voyaient généralement les femmes s’occuper des enfants pendant les vacances, laissant aux hommes le soin de travailler. Le casting se veut paritaire avec d’un côté les vacanciers : Jean-François Stévenin, Daniel Ceccaldi, Guy Marchand, et de l’autre, les Parisiennes : Catherine Jacob, Hélène Vincent, Susan Moncur. Parmi les enfants, on note la présence de Ludivine Sagnier, 10 ans à peine, qui faisait là ses premiers pas au cinéma.
À bien y regarder, il y a quand même un personnage principal : l’île de Ré. À elle les plans larges, les couchers de soleil, les intérieurs coquets et les extérieurs à perte de vue… Le lieu du film définit l’humeur de l’ensemble, fait corps avec ses occupants.
Ainsi, avant même de débarquer en son sein, il est déjà question de secousses, de paradis perdu… En effet, c’est à la fin des années 1980 que l’île se dote d’un pont qui permettra aux futurs touristes de venir en masse. « Dis donc, ça avance drôlement vite la construction de ce pont ! », entend-on dans les premières minutes du film. « Tu sais les conneries, ça peut mijoter longtemps, mais quand elles sont lâchées, ça va à une vitesse foudroyante... Moi, ce qui m’impressionnait c’était le petit charme qu’avait conservé cette île. Il était peut-être trop fragile... » Dans un même élan, Martin (Jean-François Stévenin), enfonce le clou : « Alors, les enfants profitez-en, ce sont vos dernières vacances sur l’île de Ré, parce que le massacre a déjà commencé ! » Même constat de désolation une fois sur place avec le boom immobilier qui oblige la nature à faire de la place.
Cette mélancolie douce que d’aucuns jugeraient réactionnaire est magnifiée en bout de course par une citation du poète Jean Follain qui referme le film : « Des paysages reçoivent un soleil de jadis. Le passé pourtant ne reviendra jamais. » Au diable les regrets, le présent oblige à tout prendre et à corriger ce qui fait tache. Les Maris, les femmes, les amants… : le titre pourrait agir lui aussi en trompe-l’œil, car cette comédie n’entend pas être une auscultation sociologique de la famille française type, mais un film de groupe où « ça circule », où chacun cherche à trouver sa place au milieu du cyclone.
Les Maris, les femmes, les amants va audacieusement s’aventurer dans les salles aux premiers jours de l’année 1989. La bande-annonce en forme de bêtisier, où résonne la voix jazzy et enjouée de Paolo Conte et son Via con me, entend réchauffer les corps et les cœurs. Les mots d’auteur sont laissés en sourdine. Le casting se mélange joyeusement et drôlement. Pascal Thomas promet donc au spectateur prisonnier des frimas de l’hiver, au mieux du soleil, au pire des éclaircies. À la toute fin du film, le vent souffle fort sur l’île de Ré, la mer a des reflets menaçants. Tout le monde est enfin réuni face à l’océan. Une vague se referme.
Les Maris, les femmes, les amants
Réalisé par Pascal Thomas
Scénario de Pascal Thomas et François Caviglioli
Musique de Marine Rosier
Sortie le 4 janvier 1989
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