Casque d’or de Jacques Becker (1952)
Serge Reggiani a 30 ans à la sortie de Casque d’or. Ce fils d’émigrés italiens débarqués en France en 1930 suit des cours au Conservatoire national d’art dramatique avant d’accumuler des petits rôles au cinéma et au théâtre. Il croise déjà sa future partenaire du film, Simone Signoret, dans Le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin en 1942. Casque d’or marque pour les deux interprètes une étape importante. Inspiré d’un fait divers survenu dans le Paris de la Belle Époque, le film raconte une impossible romance entre un menuisier et une prostituée. « Les producteurs cherchaient un jeune premier, ce que je n’ai jamais été, écrit bien des années plus tard Serge Reggiani dans une lettre adressée à Simone Signoret. Mon aspect râblé et taciturne les effrayait. Jacques Becker et toi avez tellement insisté qu’ils ont fini par céder. Je ne t’en remercierais jamais assez. Si j’ai une chance de laisser une trace dans l’histoire du cinéma, c’est à ce rôle que je le dois. Un jury n’a-t-il pas désigné Casque d’or troisième meilleur film français de l’histoire après Les Enfants du Paradis et Le Jour se lève ? » Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. À sa sortie, en effet, Casque d’or ne rencontre pas son public. Il faudra un succès à l’étranger – et notamment en Angleterre – pour que cette tragédie devienne un classique. Dans un processus de réhabilitation critique, François Truffaut écrit en 1965 : « C’est l’histoire d’un accouplement paradoxal, beau justement par son paradoxe : un petit homme et une grande dame, un petit chat de gouttière tout en nerfs et une belle plante carnivore... ». D’un côté, Serge Reggiani et sa fine moustache, sa casquette de titi parisien et les manières un peu gauches de petit voyou?; de l’autre, Simone Signoret dont l’étincelante chevelure blonde rehausse une beauté souveraine. En 1995, lors d’une interview télévisée pour accompagner la diffusion de Casque d’or, Serge Reggiani explique : « Dans le travail de l’acteur, il y a 80 % d’imagination qui fait que nous devenons le personnage, et 20 % qui surveille ce que fait l’autre, c’est-à-dire, soi-même. »
Le Doulos de Jean-Pierre Melville (1962)
Sur le tournage du Doulos, le futur cinéaste Volker Schlöndorff est l’assistant de Jean-Pierre Melville. Dans les colonnes de Studio Ciné Live, en 2015, il se souvient : « Au contact des acteurs, Melville changeait d’attitude, devenant soudain froid et autoritaire. Sur Le Doulos, il vénérait Reggiani. Pour lui, c’était un demi-dieu. Quand le comédien arrivait sur le plateau, tout le monde se taisait et Melville semblait nous dire : “Profitez de sa présence et apprenez !” Ce qui agaçait profondément Belmondo ! » Dix ans séparent Jean-Paul Belmondo, alors jeune insolent de la Nouvelle Vague, de Serge Reggiani, déjà une valeur sûre du cinéma. Pour Melville, c’est un gouffre, une querelle entre Anciens et Modernes. À l’écran, pourtant, pas de rapport de force mais une complémentarité palpable. Belmondo et Reggiani semblent offrir les mêmes choses : un regard pénétrant où se lit une tristesse mêlée d’ironie, des mouvements gracieux qui n’empêchent pas une puissance de feu et surtout une présence qui impose d’emblée une autorité… Le Doulos est une affaire de dupes où les truands jonglent avec un honneur perdu, où les hommes regardent les autres tomber en espérant ne pas glisser avec eux. Maurice (Reggiani) et Silien (Belmondo) préparent un mauvais coup, mais l’un dénoncera l’autre dans une sorte de spirale tragique. « Dans ce film, tous les personnages mentent, c’est un documentaire sur le mensonge », a expliqué Jean-Pierre Melville. Le Doulos est désormais un classique du polar français. Sa structure complexe (ellipses, flash-back, dissimulations…) continue de fasciner les cinéastes du monde entier. Pour Reggiani qui tourne à nouveau avec Melville dans L’Armée des ombres (1969), ce film reste un marqueur de sa filmographie.
L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (1964)
Bien qu’inachevé, cet Enfer d’Henri-Georges Clouzot appartient à la mythologie du cinéma. Le remake de Claude Chabrol en 1994 avec François Cluzet reprenant le rôle de Serge Reggiani et un documentaire sur son tournage houleux signé Serge Bromberg et Ruxandra Medrea (L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, 2009) en ont durablement perpétué la mémoire. Une séquence hante celles et ceux qui ont vu les rares images du film, celle de Serge Reggiani courant à en perdre haleine sur une route du Cantal sous un soleil écrasant. Sur le visage de l’acteur à bout de souffle se lit la détresse d’un homme qui donne tout à un réalisateur dont il va pourtant contester les méthodes de forçat. L’Enfer est l’histoire d’une jalousie maladive, celle du propriétaire d’un hôtel (Serge Reggiani) envers sa femme (Romy Schneider). L’homme est persuadé que son épouse fait tourner toutes les têtes. Chaque passage d’un train sur le viaduc déclenche des crises. Serge Reggiani fait littéralement surgir la violence intérieure de son héros à l’écran. La rage et les délires du personnage se matérialisent par des images expérimentales en couleurs (le reste du film est en noir et blanc) où Romy Schneider devient une femme fatale encerclée d’un jeu de lumière démentiel. L’infarctus d’Henri-Georges Clouzot en plein tournage va malheureusement sceller le sort maudit du film. On peut supposer que Serge Reggiani tenait là l’un des rôles les plus intenses de son imposante filmographie. Cela reste à jamais un fantasme cinéphile.
Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet (1974)
Serge Reggiani incarne Paul, un écrivain en mal d’inspiration. Ses vieux copains, Vincent (Yves Montand) et François (Michel Piccoli), la cinquantaine cabossée, sont, eux aussi, en plein doute existentiel. Ils se retrouvent souvent le dimanche pour évoquer le bon temps, saisir au vol un peu de gaieté. C’est pourtant une dispute qui marque ici des esprits échauffés. La séquence devenue culte a été maintes fois plagiée, jamais égalée. Alors que la discussion tourne autour des loyers impossibles autour de Paris, François, médecin, suggère que les plus pauvres doivent s’adapter et s’éloigner du centre-ville. Paul se lance alors dans une diatribe grinçante contre son ami dont il pointe l’embourgeoisement et les contradictions. Reggiani parle sur un ton calme pour mieux asseoir son éloquence. Le silence se fait immédiatement autour de la table. « “Créons et multiplions les dispensaires de banlieues, nous devons soigner les pauvres gratuitement. Nous sommes au service du monde !” Voilà ce que l’on entendait à Maisons-Alfort dans les années 1950. Et puis, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Un coup de baguette, plus de dispensaire dis donc ! Et à la place, une clinique toute blanche à l’Étoile. Nous sommes au service du monde, mais du beau monde ! ». Avec ce film tourné au mitan des années 1970, Claude Sautet ausculte avec acuité l’évolution de la société française et les désillusions d’une génération à l’heure des bilans. On pense au classique d’Ettore Scola tourné la même année, Nous nous sommes tant aimés. Scola que Reggiani va d’ailleurs bientôt croiser.
La Terrasse d’Ettore Scola (1980)
« Quand Ettore Scola m’a appelé, il m’a dit : “C’est une critique viscérale de nous tous !” J’ai dit : “D’accord !” », explique Serge Reggiani à Michel Drucker sur le plateau d’un journal télévisé installé au Festival de Cannes où le film est présenté en compétition. La Terrasse se déroule dans un lieu unique, la villa d’un homme qui reçoit le temps d’une soirée quelques amis. Parmi eux, il y a Sergio (Serge Reggiani), un homme de télé désabusé qui a laissé ses idéaux (politiques, intellectuels, professionnels…) de côté et semble attendre une mort prochaine. Ses amis, interprétés par Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi ou encore Jean-Louis Trintignant, continuent de parader avec un cynisme qui masque mal un malaise. Sergio, lui, est comme retiré du monde. « À l’inverse des autres, poursuit Serge Reggiani, mon personnage a décidé de ne plus rien savoir et de se bander les yeux. Ne voulant rien savoir, c’est le plus désespéré de tous… ». Sa fin tragique dans les décors d’une adaptation moderne du Capitaine Fracasse au sein du film est d’une grande expressivité. Dix ans plus tard, Ettore Scola tournera d’ailleurs sa propre version du récit de Théophile Gautier. Avec La Terrasse, Serge Reggiani, 68 ans, trouve l’un de ses derniers grands rôles au cinéma. On le retrouve toutefois sous la direction de Theo Angelopoulos (L’Apiculteur, 1986), Claude Lelouch (Il y a des jours… et des lunes, 1990) ou encore Aki Kaurismaki (La Vie de bohème, 1992). Il décède le 22 juillet 2004, à 82 ans.