Sofia Djama, une caméra sur Alger

Sofia Djama, une caméra sur Alger

12 juillet 2018
Sofia Djama réalisatrice du film Les Bienheureux
Sofia Djama Sofia Djama

La réalisatrice algérienne, auteure de plusieurs courts métrages et d’un premier long, « Les Bienheureux », vit aujourd’hui entre son pays natal et Paris. C’est néanmoins sans l’ombre d’une hésitation dans les rues d’Alger qu’elle a ancré sa caméra. Portrait.


Epuisante. Passionnante. Détestable. Généreuse. Belle. Abîmée. Féminine. Les adjectifs fusent, se contredisent, se complètent et s'empilent lorsque Sofia Djama se lance dans une description d'Alger et de ses paradoxes. « C'est une ville impossible à résumer, je pourrais en parler pendant des jours », sourit la réalisatrice. Plus qu'un décor, la capitale algérienne est l'un des personnages principaux de son premier long métrage, Les Bienheureux (2017). Ses jeunes protagonistes y flânent, errent, d'un balcon ensoleillé aux rues escarpées à la tombée de la nuit, d'un café sur le point de fermer à une cave transformée en squat.

Ce n'est pourtant pas à Alger que Sofia Djama a vu le jour, ni grandi. Née en 1979 à Oran, la jeune femme a poussé les pieds dans l'eau, dans la cité balnéaire de Bejaïa. Une enfance assez « confortable », dans une famille de la classe moyenne aisée, et (relativement) à l'abri de la guerre civile qui ensanglanta le pays durant la décennie noire des années 1991-2002. Jeune étudiante, elle s'installe à Alger en 1999, malgré les craintes de son père, d'abord dans une cité universitaire insalubre et surpeuplée, puis dans un petit appartement. « Dès mon arrivée, j'ai pris cette ville dans la gueule, je l'ai adorée et détestée en même temps ».

Ce nouveau départ a dû s'accompagner d'un sacrifice : celui de la Grande bleue. « Alger tourne le dos à la mer. Vouloir aller s'y baigner relève presque d'un projet de société ! Cela a été dur au début, mais j'en ai fait le deuil. A partir de là, je suis devenue une vraie citadine. J'ai beaucoup marché et erré dans les rues algéroises. J'ai beaucoup discuté et écouté. C'est une ville très généreuse quand on accepte de partir à sa rencontre ». Intarissable, la réalisatrice poursuit : « Elle a été abîmée, pas forcément sur un plan esthétique, mais par l'Histoire : elle a porté une charge trop lourde pour elle, de la guerre d'indépendance à la guerre civile ».

Guerre civile

Cette guerre civile meurtrière, Sofia Djama, dans son premier long métrage, a préféré l'aborder de biais plutôt que frontalement. « Je ne saurais pas mettre en images la guerre civile qui nous a frappés, précise-t-elle dans la note d'intention des Bienheureux, dont l'action se déroule en 2008. Je ne saurais même pas définir précisément la date de son commencement ou de sa fin. On a même du mal avec le mot « guerre civile », on dit « tragédie nationale » ou « décennie noire », et quand on prononce le mot « guerre », on le dit du bout des lèvres, timidement, comme si on avait peur d'en débattre, peur de se souvenir de nos morts. Pourtant, elle est dans la mémoire de tous, elle nous a tous touchés, d'une manière ou d'une autre, elle n'a épargné aucun d'entre nous, quelle qu'ait été notre appartenance sociale. »

Fille adoptive d'un ancien membre du FLN ayant connu la répression meurtrière des manifestations d'octobre 1961 à Paris, Sofia Djama a baigné dans un milieu militant tout en conservant une certaine distance. Etudiante, dans un premier temps, à Bejaïa, elle fraya avec les jeunes communistes. « Je n'ai pourtant pas été totalement embarquée car je restais très dubitative mais, lorsque les combats m'intéressaient, je participais. Le milieu étudiant était le lieu de luttes avec les islamistes, qui étaient très influents. La culture constituait un rempart contre cela. Quand ils mettaient en place un événement, nous organisions un concert de hard rock juste à côté ! »

Une fois installée à Alger, elle se laisse griser par le vent de liberté dont elle bénéficie. S'émancipe. Passe davantage de temps dans les bars qu'au cœur des manifestations, mais participe néanmoins, sporadiquement, à quelques actions. Elle ne validera finalement pas sa licence de littérature anglo-saxonne. La suite ? A défaut de pouvoir faire des études de cinéma, elle postule pour un emploi dans le secteur de la publicité et du marketing. Elle y restera six ans, travaillant au sein de plusieurs agences, de 2003 à 2009 (média planning, conception/rédaction de campagnes radio puis TV…).

Parallèlement, Sofia Djama, piquée d'écriture depuis l'enfance, se lance dans la rédaction de nouvelles, dont certaines sont publiées. 

La liberté qu'offre la fiction, cette possibilité de partir de faits réels et de réinventer, m'a toujours séduite. Lorsque j'étais adolescente, mon journal intime était rempli de choses inventées, ce qui avait beaucoup déçu ma mère lorsqu'elle était tombée dessus et l'avait lu ! 
 

Son licenciement, en 2009, est presque une bénédiction. Sur le conseil d'une amie, elle participe à une résidence d'écriture. L'apprentie-scénariste y couche sur le papier ses deux courts métrages, Les 100 pas de Monsieur X et Mollement un samedi matin, qu'elle réalisera en 2011. La jeune femme, qui bénéficie d'un certain confort financier grâce aux revenus d'un terrain que lui a légué son père, décide alors de se consacrer pleinement à l'écriture. La double récompense glanée au festival de Clermont-Ferrand pour Mollement un samedi matin lui apporte la confirmation qu'elle est faite pour le Septième Art.

Ciné-clubs

Celui-ci est entré dans la vie de Sofia Djama par le petit écran : d'abord la télévision algérienne, puis le magnétoscope. Fan des Pink Floyd, elle visionne à l'âge de 14 ans The Wall, d'Alan Parker, qui devient instantanément son film de chevet. Sa véritable découverte de la salle de cinéma se fait à 19 ans, lorsqu'elle voit Armageddon de Michael Bay, à Paris. L'appétit vorace pour les classiques viendra ensuite. « J'ai constitué ma cinéphilie lorsque je suis devenue étudiante, au sein de ciné-clubs. Les projections étaient suivies de débats, qui m'ont permis de commencer à affûter mon regard, à essayer de comprendre la grammaire du cinéma. »

Le passage de l'écriture scénaristique à la réalisation, sur Mollement un samedi matin, s'est faite de manière assez intuitive. « Avant le tournage, je filmais et prenais des photos dans les quartiers d'Alger, c'était presque un travail de préparation. Et j'étais déjà sensibilisée à la direction d'acteurs de par mon expérience en pub, sur des campagnes radio ». Les discussions avec son chef opérateur permettront d'affiner le tout, de transformer sa volonté de « naturalisme absolu » en objet filmique.

A l'automne 2016, Sofia Djama a donc tourné son premier long métrage, Les Bienheureux, une adaptation de sa nouvelle Un Verre de trop.  Sur le plateau, la jeune réalisatrice a notamment appris à être diplomate. Ce qui n'était visiblement pas gagné d'avance. « Je suis très frontale, dans la vie. Je ne sais pas cajoler les gens. Est-ce que c'est dû à mon caractère ou bien parce que nous venons d'un pays qui a connu une guerre civile récente ? Si j'estime que les conditions sont bonnes et que le scénario est suffisamment précis, je n'ai pas le réflexe de venir rassurer les acteurs parce qu'ils ont des petits problèmes intérieurs. J'ai pourtant appris, pendant le tournage, à avaler des couleuvres pour éviter de potentiels conflits. »

Sofia Djama travaille actuellement sur l'écriture de son second long métrage, Excédent de voyage, une comédie située quelque part entre les univers de l'écrivain Charles Bukowski et des frères Coen. Et qui se déroulera, bien entendu, à Alger.

CINQ FILMS QUI ONT MARQUES SOFIA DJAMA

The Wall, d'Alan Parker

Qui a peur de Virginia Woolf ?, de Mike Nichols

Une journée particulière, d'Ettore Scola

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen

Nahla, de Farouk Beloufa

 

Bande annonce

 

Photos

Les Bienheureux de Sofia Djama ©-Pierre-Aïm-Liaison-Cinématographique
Les Bienheureux de Sofia Djama ©-Pierre-Aïm-Liaison-Cinématographique
Les Bienheureux de Sofia Djama ©-Pierre-Aïm-Liaison-Cinématographique