« Sous les figues » : un huis clos à ciel ouvert raconté par Erige Sehiri, sa réalisatrice-productrice

« Sous les figues » : un huis clos à ciel ouvert raconté par Erige Sehiri, sa réalisatrice-productrice

08 décembre 2022
Cinéma
« Sous les figues » d'Erige Sehiri.
« Sous les figues » d'Erige Sehiri. Jour2Fête

Venue du documentaire, Erige Sehiri passe à la fiction avec ce film mettant en scène des travailleuses tunisiennes échangeant sur leur condition, leurs blessures, leurs espoirs, leur rapport aux hommes… au cœur du verger de figuiers où elles travaillent. Un projet né pendant le confinement et riche en péripéties jusqu’à sa sélection à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise et sa sortie en salles.


Comment et quand est née l’idée de votre premier long métrage de fiction ?

On était alors en plein confinement, on avait perdu toute perspective sur ce qu’on pourrait ou non faire dans un futur proche, quand est montée en moi cette urgence à créer quelque chose. L’idée du dispositif est celle qui est apparue en premier pour traduire en images ce que j’avais envie de raconter. À savoir quelque chose de très simple : une journée dans la vie de mes personnages. Raconter, alors que nous étions empêchés de tout, ce que signifie être vivant au-delà de toutes les problématiques qu’on peut rencontrer dans une journée. Je voulais évidemment rendre un hommage à toutes ces femmes qu’on transporte à l’arrière de camionnettes pour travailler dans les champs et qui sont souvent victimes d’accidents de la route. Voilà pourquoi, avant même de développer mon récit, je savais qu’on tournerait en décors et en lumière naturels. Sous le soleil. Dans un huis clos à ciel ouvert donc.

Trouver le bon lieu pour raconter cette histoire était la condition pour que ce film existe. Vous avez eu très tôt l’idée de ce vaste champ de figues dans lequel vos personnages évoluent ?

Je n’en avais pas une idée aussi précise mais j’avais en revanche choisi la région où j’allais filmer cette histoire, près de Kesra, le village d’origine de mon père, situé dans le nord-ouest de la Tunisie, que je connais par cœur et où l’on trouve énormément de figuiers. Quelque chose me poussait à retourner là-bas. Il se trouve que pendant un certain temps, contrairement à ce qui se passait en France, on a pu, en Tunisie, continuer à se déplacer pendant le confinement. Je suis donc allée faire un véritable casting de vergers et d’arbres ! (Rires.) Car les vergers de figuiers assez grands pour tourner tout un film sont denrée rare. En général, ils sont de petite taille et, logiquement, la récolte est très rapide, deux semaines au maximum. Or moi, j’avais besoin d’un lieu où je pourrais rester deux mois ! Il fallait composer avec le réel, je ne voulais rien fabriquer. Trouver ce verger suffisamment grand a constitué la pierre angulaire de beaucoup de choses.

Le film que j’avais en tête n’était pas à raconter, mais à faire. […] C’est la raison pour laquelle j’ai tout de suite mis la casquette de productrice. Vu les délais que je voulais tenir, je ne pouvais pas me permettre de perdre du temps à convaincre. Je devais lancer concrètement les choses, montrer que c’était possible.

Vous n’êtes pas seulement la réalisatrice de Sous les figues, mais aussi sa coproductrice. Cela raconte la difficulté que vous avez eue à le financer?

Bien sûr. Mais je comprends parfaitement les réticences de mes interlocuteurs quand je leur expliquais mon envie : tourner un film d’une heure et demie sous des arbres avec un casting composé uniquement de non professionnels, qui plus est dans l’urgence car je voulais profiter de la saison des figues pour ne pas perdre une année entière.

Que vous rétorquait-on ?

Qu’on allait s’ennuyer, que le dispositif allait s’avérer trop théâtral… Cela a contribué à forger mon opinion que le film que j’avais en tête n’était pas à raconter, mais à faire. Il fallait mettre tout de suite les mains dans le cambouis, tourner des choses pour pouvoir montrer des images qui, peut-être, permettraient à des partenaires financiers de m’accompagner. C’est la raison pour laquelle j’ai tout de suite mis la casquette de productrice. Vu les délais que je voulais tenir, je ne pouvais pas me permettre de perdre du temps à convaincre. Je devais lancer concrètement les choses, montrer que c’était possible.

Vous avez donc commencé à tourner sans avoir la totalité du financement ?

Presque sans rien! J’ai commencé à écrire en avril 2020 et on a tourné en septembre. Mais le film est aussi né de ce sentiment d’urgence. 

Au fil de ce processus, vous allez être rejointe par la productrice Didar Domehri (Petite Fleur). Pourquoi elle ?

Je cherchais quelqu’un qui ait naturellement cette capacité d’adaptation, indispensable pour donner naissance à mon film. Pour monter à bord du projet alors que je n’avais pas fait les choses dans l’ordre et comprendre ma démarche. J’avais rencontré Didar dans le cadre d’un programme d’échanges entre productrices et réalisatrices parrainé par l’UNESCO. J’avais aimé sa manière de parler de l’industrie et je me doutais – par-delà la grande diversité de ses productions – qu’elle allait pouvoir être cette personne solide dont j’avais besoin. Je l’ai contactée en lui montrant quelques images qu’on avait commencé à tourner pendant les répétitions, dans le verger. Elle a tout de suite accroché et elle ne m’a jamais lâchée.


Comment avez-vous travaillé avec votre directrice de la photo, Frida Marzouk, pour faire de ce verger un personnage à part entière ?

Une fois le verger trouvé, j’y ai organisé les auditions pour choisir mes comédiens. Ces échanges m’ont permis à la fois de voir comment ils réagissaient aux improvisations, d’amender mon scénario en conséquence, mais aussi de filmer le verger, même si les figues n’avaient pas encore poussé. J’envoyais au fur et à mesure ces images à Frida qui se trouvait alors à New York et on en discutait. Elles ont été notre seule source d’inspiration pour créer l’atmosphère visuelle de Sous les figues. On ne s’est appuyé sur aucune référence de films. On a voulu composer avec ce que la nature et le lieu nous offraient. 

Pourquoi avoir voulu faire appel à celle qui signe ici son premier long métrage comme chef opératrice ?

Frida a travaillé comme électro, cadreuse, notamment sur de nombreux films d’Abdellatif Kechiche, dont La Vie d’Adèle. Comme pour Didar, je pressentais le fait qu’elle aurait la patience de partir sur un projet aussi singulier, mais aussi que sa connaissance précise de la lumière serait essentielle dans une aventure dont elle constitue précisément le cœur. Il se trouve qu’elle est comme moi franco-tunisienne. On avait donc un terreau commun. Elle m’a dit oui tout de suite. Elle a tout aussi rapidement adhéré à la manière dont le film s’est produit et tourné en lumière naturelle, sans réflecteur, en suivant le soleil et en allant avant chaque scène trouver le bon arbre pour ce moment-là. Le tout sur deux saisons, car après la première partie du tournage, on a dû attendre un an pour finaliser les prises de vues. La flexibilité était donc de mise. Et cela fait partie des nombreuses qualités de Frida.

Ne s’entourer que de comédiens débutants a dû rajouter à cette indispensable flexibilité dont vous parlez…

Oui et la preuve est qu’entre la première et la seconde partie du tournage, on a perdu des comédiens et on a donc dû réadapter le scénario. L’une des filles s’est mariée et son mari ne voulait plus qu’elle fasse le film. L’un des jeunes garçons s’est retrouvé à faire de la prison pour une broutille…

Vous évoquiez Abdellatif Kechiche. C’est aussi parce qu’elle a travaillé avec lui que vous avez fait appel à Ghalya Lacroix comme coscénariste et monteuse ?

C’est tout sauf un hasard, mais il se trouve aussi que Ghalya et moi nous sommes connues pendant le montage de mon premier long métrage documentaire, La Voie normale. C’est la première fois qu’elle travaillait sur un documentaire, et nous sommes devenues amies. Quand je lui ai parlé de l’idée de Sous les figues, elle a tout de suite accroché et a spontanément proposé de m’aider à l’écriture. Ghalya a été pour moi libératrice car il y a chez elle cette capacité à démythifier spontanément l’acte de fiction et cette habitude de faire les choses en se lançant directement. C’est aussi elle qui m’a conseillé de lire le livre de Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, qui a été pour moi une pierre angulaire pendant toute la période de préparation. Car Bresson avait mis des mots sur la démarche que j’avais spontanément eue en tête. Ghalya a donc été comme un ange gardien sur ce projet où, à un moment, elle m’a cependant laissée seule. Elle n’a volontairement pas scénarisé ni monté tout le film car pour elle, je devais aller au bout de ma démarche en solitaire dans ces deux étapes. À l’écriture, c’est arrivé au moment où je me trouvais en Tunisie pour le casting des comédiens alors qu’elle était restée à Paris. Elle m’a expliqué que le décalage du ressenti devenait trop grand et risquait d’abîmer le projet tel que je l’avais en tête. Elle m’a encouragée à travailler avec la matière devant mes yeux.

Je n’ai pas fait d’école de cinéma et le documentaire a constitué mon apprentissage. J’y ai appris à cadrer, à monter, à comprendre comment faire beaucoup de choses avec peu de moyens, et à composer avec cet aller-retour permanent entre écriture et tournage. J’avais hâte de réaliser une fiction.

Quel a été l’apport de l’autre coscénariste, Peggy Hamann, à l’écriture ?

Peggy, c’est la personne qui cherche la petite bête! (Rires.) C’est une amie qui vient de la production de théâtre et n’avait encore jamais travaillé comme scénariste. Elle vit à Tunis, et elle était avec moi dès les repérages et le casting. Avec elle, ce fut un ping-pong permanent. On a toujours besoin d’avoir autour de soi des gens qui ne vous disent pas que tout est génial et pointent le manque de clarté.

En quoi votre expérience de documentariste vous a-t-elle aidée dans ce passage à la fiction ?

Elle a été essentielle! Je n’ai pas fait d’école de cinéma et le documentaire a constitué mon apprentissage. J’y ai appris à cadrer, à monter, à comprendre comment faire beaucoup de choses avec peu de moyens, et à composer avec cet aller-retour permanent entre écriture et tournage. J’avais hâte de réaliser une fiction. J’attendais ça depuis longtemps!

Quand Sous les figues a-t-il fini par être entièrement financé ?

L’incertitude a duré jusqu’à la fin de la postproduction. On a d’abord été rejointes par une autre productrice française Palmyre Badinier — qui m’avait accompagnée sur mon premier court métrage documentaire, Le Facebook de mon père, en 2012, puis sur La Voie normale. Quand j’ai sollicité son aide, elle a pris le risque d’investir sans savoir si le film verrait le jour. Comme Didar l’avait fait avant elle. J’ai aussi fait appel à des chefs d’entreprise qui travaillent dans l’agriculture en leur expliquant combien il était important de parler de ces femmes mais aussi aux membres de ma famille. Il se trouve que mon père venait de vendre l’appartement qu’il avait acheté quarante-cinq ans auparavant dans le quartier lyonnais des Minguettes – celui dans lequel j’ai tant rêvé de cinéma, enfant et adolescente – et il a injecté un peu de cet argent dans mon film. J’y vois tout un symbole! Une boucle qui se boucle. Sans elles, sans eux, Sous les figues n’aurait pas pu voir le jour. En tout cas pas de la manière spontanée dont il s’est créé. 

Et quand avez-vous trouvé le distributeur Jour2Fête ?

Juste avant l’annonce de notre sélection cannoise. J’ai d’abord trouvé le vendeur international Luxbox. Et c’est lui qui, avec Didar, a organisé une projection en conviant tous les distributeurs de la place de Paris. Jour2Fête a dégainé tout de suite. Tout s’est alors enchaîné avec la Quinzaine des Réalisateurs. Mais ce qui nous a beaucoup aidées aussi, c’est la sélection, en septembre 2021, du projet au Final Cut de la Mostra de Venise [un workshop qui a pour but d’assister des cinéastes du continent africain, d’Irak, de Jordanie, du Liban, de Palestine et de Syrie dans la phase de postproduction de leur film, NDLR], où on a gagné des prix d’aide à la postproduction. C’est à ce moment-là qu’on a su que le financement était sécurisé tout en obtenant une visibilité. Ce fut un élément déclencheur pour la suite et la fin heureuse de cette aventure pas comme les autres. 

SOUS LES FIGUES

Réalisation : Erige Sehiri
Scénario : Erige Sehiri, Ghalya Lacroix, Peggy Hamann
Photographie : Frida Marzouk
Montage : Ghalya Lacroix, Hafedh Laridhi, Malek Kamoun
Musique : Amine Bouhafa
Production : Akka Films, Maneki Films, Henia Production, In Good Company
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : Luxbox
Sortie en salles le 7 décembre 2022

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