Wim Wenders et l’art du réel

Wim Wenders et l’art du réel

13 octobre 2023
Cinéma
« Anselm (Le Bruit du temps) » de Wim Wenders
« Anselm (Le Bruit du temps) » de Wim Wenders Les Films du Losange

En parallèle de ses fictions, le cinéaste allemand a signé au fil de sa carrière de nombreux documentaires, dont le dernier, Anselm (le bruit du temps), sort en salles le 18 octobre. Focus sur l’autre facette de l’auteur de Paris, Texas, qui se verra remettre le Prix Lumière, le 20 octobre, à Lyon.


Au dernier festival de Cannes, le fait que Wim Wenders fasse son grand retour en présentant, à une semaine d’intervalle, un documentaire et une fiction, avait quelque chose d’une l’évidence. Comme si les deux faces du réalisateur étaient soudain réunies. D’un côté, Anselm (le bruit du temps), portrait en 3D de l’artiste plasticien Anselm Kiefer. De l’autre, Perfect Days, évocation sensible du quotidien d’un agent d’entretien japonais. D’un côté, un goût manifeste pour l’expérimentation formelle, le défrichage de nouveaux territoires esthétiques. De l’autre, une poésie de l’indicible, un art du récit réduit à l’essentiel.

Réalisateur célébré pour ses fictions – de la Palme d’or de Paris, Texas au prix d’interprétation remis à l’acteur de Perfect Days, Koji Fukada – Wim Wenders est également à la tête d’une œuvre documentaire conséquente, plurielle, essentielle pour comprendre sa démarche de cinéaste. Comme pour des cinéastes comme Agnès Varda ou Chantal Akerman, cet aspect documentaire, cette volonté de se colleter au réel, représente plus qu’une simple « face B » de l’œuvre : c’est au contraire une véritable œuvre jumelle, aussi féconde et importante que la fictionnelle, comme si le metteur en scène avait toute sa vie tracé deux lignes parallèles. Le public et les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en saluant parfois avec encore plus de ferveur ses documentaires que ses fictions, de Buena Vista Social Club (1999) à Pina (2011).

Le documentaire comme exercice d’admiration

Le premier documentaire signé Wim Wenders, Nick’s Movie, sorti en 1980, est un portrait de Nicholas Ray, tourné alors que le cinéaste de La Fureur de vivre et des Indomptables (l’un des films préférés de Wenders) était en train de mourir d’un cancer. C’est la déclaration d’amour et d’estime d’un « ciné-fils » (pour reprendre le mot de Serge Daney) à l’un de ses pères de cinéma. Le réalisateur de L’Ami américain (dans lequel jouait déjà Ray, signe d’une circulation entre documentaire et fiction) donne à voir la volonté, l’intransigeance, la détermination et l’appétit de cinéma inentamé d’un grand réalisateur au soir de sa vie.

Les portraits d’artistes aimés, d’artistes admirés – qu’ils soient cinéastes, couturiers, photographes, chorégraphes, musiciens, plasticiens – vont rythmer la filmographie de Wenders : il filme Yohji Yamamoto (Carnets de notes sur vêtements et villes), Sebastiao Salgado (Le Sel de la terre), Anselm Kiefer (Anselm (le bruit du temps)), le Buena Vista Social Club, rend hommage à Pina Bausch (Pina), à Yasujiro Ozu (Tokyo-Ga) et réunit dans une chambre d’hôtel cannoise en 1982 – la Chambre 666 qui donne son titre au film – des confrères comme Jean-Luc Godard, Steven Spielberg ou R.W. Fassbinder, pour leur demander de réfléchir à l’avenir des images…
« L'impulsion, chez moi, se confond avec la curiosité ou l'admiration, expliquait-il à L’Obs au moment de la sortie de Pina en 2011. Avec Yamamoto, j'étais curieux. J'aimais vraiment Nicholas Ray et le Buena Vista Social Club. Quand j'ai travaillé sur Yohji Yamamoto, j'ignorais quelles pouvaient bien être ses intuitions et ses aspirations. Mais je me suis vite rendu compte qu'elles restaient incroyablement proches des miennes. Tous ceux auxquels je me suis intéressé étaient des créateurs. Et la création me semble la seule grande aventure qu'il nous reste. »

En les filmant, c’est aussi à sa propre pratique d’artiste, et parfois à son propre statut, que réfléchit Wenders. Comme dans cette scène de Carnets de notes sur vêtements et villes, où il filme Yamamoto en train d’apposer sa signature sur la devanture d’une de ses boutiques, et refaire le même geste, inlassablement, jusqu’à ce que la signature en question soit parfaite. Wenders observe alors : « Quand la signature devient marque de fabrique, il faut reproduire d’un seul geste et à chaque fois tout ce qu’on signifie ». Parle-t-il seulement de Yohji Yamamoto à ce moment-là, ou aussi de lui, l’artiste qui vient de connaître les triomphes internationaux de Paris, Texas et des Ailes du désir, et prend conscience du poids qu’il y a à être une signature, une « marque de fabrique » ?

 

Le documentaire comme terrain d’expérimentations

« La 3D est un formidable terrain d’expérimentation », disait Wim Wenders au moment de la sortie de Pina, fascinant documentaire sur Pina Bausch, film qui cassait les codes du cinéma traditionnel, et permettait au cinéaste, comme au spectateur, grâce à la 3D, d’entrer dans l’espace des danseurs, de briser un mur invisible et d’être avec les artistes, à leurs côtés. À l’époque, l’outil 3D, propulsé par le film Avatar de James Cameron, semblait réservé aux seuls blockbusters. Mais Wenders, comme son compatriote et ami Werner Herzog au même moment avec La Grotte des rêves perdus, l’acclimatait au documentaire et au cinéma d’auteur.

Le documentaire est plus libre et plus aventureux que la fiction.
Wim Wenders


Déjà, à la fin des années 1990, Buena Vista Social Club avait été pour Wenders l’occasion de filmer avec les nouvelles caméras DV qui permettaient plus de souplesse et de légèreté au tournage. « Le documentaire est plus libre et plus aventureux que la fiction », explique le cinéaste. Pour lui, c’est d’une certaine façon un laboratoire. Il réinjecte ensuite dans ses fictions souvent ce qu’il a découvert dans ses documentaires. Peu de temps après Pina, il a ainsi tourné le drame Every Thing Will Be Fine en 3D. Et Perfect Days est, d’une certaine façon, une variation, près de quarante après, de Tokyo-Ga, sur cette recherche des traces du cinéma d’Ozu dans l’ultra-moderne solitude de la mégalopole japonaise. Si « chaque film doit inventer son langage » comme le dit souvent Wenders, des traces de ce langage se répercute souvent dans les films suivants, comme des inventions grammaticales dont il faut se souvenir. Au point que Wenders, alors que sort Anselm (le bruit du temps), relativise désormais la stricte séparation qu’on se plaît à faire entre documentaire et fiction : « En y réfléchissant - avec le recul, car une grande partie d’Anselm s’est faite en se fiant à l’intuition, et de nombreuses scènes ont été tournées de manière très spontanée - je réalise ceci : j’ai toujours voulu tourner mes « documentaires » comme s’il s’agissait de fictions. Inversement, dans mes films de fiction, j’ai toujours préservé l’aspect documentaire que comporte chaque tournage, quoi qui puisse se trouver devant la caméra. Les lieux comme les gens - et j’inclus les acteurs dans cette catégorie - méritent d’être vus « tels qu’ils sont » et « tels qu’ils veulent être », pourraient être ou auraient pu être. En fait, les catégories ne sont là que pour classer et nommer les expériences, et donc, très souvent, elles leur rendent un mauvais service. »
 

Anselm, le bruit du temps

Scénario et réalisation : Wim Wenders
Photographie : Franz Lustig
Montage : Maxine Goedicke
Musique : Leonard Kußner
Avec Anselm Kiefer, Daniel Kiefer, Anton Wenders
Production : Road Movies, La Belle Affaire
Distribution France : Les Films du Losange
En salles le 18 octobre 2023
Soutien du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)