Le néoréalisme de Fellini en trois films

Le néoréalisme de Fellini en trois films

16 octobre 2020
Cinéma
La Strada
La Strada Ponti-De-Laurentiis - DR - Les Acacias - TCD

Tutto Fellini ! Du 16 au 24 octobre, le Cinemed de Montpellier célèbre le centenaire de la naissance de Federico Fellini en projetant l’intégralité de sa filmographie. A cette occasion, retour, à travers trois exemples, sur le rapport très particulier du « maestro » au mouvement néoréaliste.


Comme tous les cinéastes italiens ayant prospéré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Federico Fellini a dû se définir par rapport au néoréalisme. Si on associe, à juste titre, son cinéma au rêve, à l’onirisme, au déferlement d’un imaginaire débridé, les dix premières années de son travail – celles qui le mènent des Feux du music-hall (1950) à La Dolce Vita (1960) – sont avant tout marquées par une tension entre ce goût prononcé pour l’imaginaire et l’influence du néoréalisme, mouvement initié par Luchino Visconti (Les Amants diaboliques, 1943) et qui domine alors le cinéma transalpin. Fellini a d’ailleurs été l’une des chevilles ouvrières de cette école esthétique, officiant comme assistant réalisateur de Roberto Rossellini, collaborant aux scénarios des films fondateurs Rome, ville ouverte (1945) et Païsa (1946). « Le néoréalisme a été une impulsion énorme, une sorte de croisade pour tout le monde », disait-il en 1961, dans un entretien avec son ami et collaborateur Dominique Delouche, retranscrit sur le site du ciné-club de Caen. « Mais cela a fini par produire une humilité impersonnelle et dépourvue d’émotion », ajoute-t-il, en référence à la définition du néoréalisme par Rossellini : « Le néoréalisme est un acte d’humilité devant la vie. » Le cheminement artistique de Fellini le voit ainsi s’affranchir peu à peu des préceptes néoréalistes. Une évolution que l’on peut résumer en trois temps :

La Strada (1954)

Après Les Feux du music-hall (1950), Le Cheik blanc (1952) et Les Vitelloni (1953), c’est La Strada qui impose définitivement Federico Fellini aux yeux du monde, grâce à son succès international, symbolisé par son Oscar du meilleur film étranger. Peut-être plus encore que les précédents essais du cinéaste, il illustre, en ce milieu des années 50, la situation particulière de son auteur par rapport au mouvement néoréaliste : à travers les parcours de Gelsomina (Giulietta Masina), de Zampano (Anthony Quinn) et du Fou (Richard Basehart), c’est le petit peuple italien que filme ici le cinéaste, raccord en cela avec les autres cinéastes italiens de l’après-guerre. Mais le contexte particulier du cirque où évoluent les protagonistes est aussi une manière de signifier la volonté de quitter le réel et d’ouvrir une porte vers l’imaginaire, le baroque, la poésie, l’étude critique de la société du spectacle, qui envahiront progressivement son cinéma. « La vraie vie, c’est le rêve », entendait-on s’écrier un personnage du Cheik blanc. La Strada, en l’occurrence, sera à l’origine d’une polémique cinéphile et politique : la presse marxiste et Cesare Zavattini (l’une des consciences du mouvement néoréaliste) accuseront le film d’avoir trahi l’esprit du néoréalisme, tandis que le critique André Bazin, en France, y verra une illustration de ses thèses sur le cinéma comme esthétique de la réalité.

Il Bidone (1955)

Il Bidone, c’est un peu Les Vitelloni (le film où Fellini délirait sa jeunesse oisive à Rimini) amplifié par d’autres moyens. Les petits arnaqueurs d’Il Bidone, qui mentent comme ils respirent et escroquent d’encore plus pauvres qu’eux (paysans crédules, pompistes ahuris, vieillards sans le sou…) sont eux aussi des inutiles, des fanfarons, des menteurs qui fuient leur propre existence. A travers eux, et leurs victimes, c’est l’Italie des exclus du miracle économique que dépeint Fellini. Mais derrière la comédie acide on voit poindre une interrogation sur une humanité abandonnée par la morale. Quand, dans les derniers instants du film, Antonio, le chef des « bidonneurs », agonise sur un chemin de campagne et croise des paysannes portant des fagots de bois sur le dos, Fellini retrouve des accents rosselliniens. Comme le résumera le théoricien et critique Angel Quintana, dans son analyse des liens entre Rossellini et Fellini : « Fellini apprend de Rossellini que regarder le monde signifie aller au-delà des apparences. (…) Le débat sur la construction ou la reproduction du réel commence alors à prendre en compte l’existence du mystère comme signe de l’invisible. L’être humain n’est plus uniquement un être social, il est aussi traversé par des problèmes existentiels. » Ses « problèmes existentiels », cette volonté de voir « au-delà des apparences », seront déterminants dans le cheminement intellectuel et esthétique du cinéaste.

 

 

Les Nuits de Cabiria (1957)

Les Nuits de Cabiria est le dernier grand film de Fellini que l’on peut encore rattacher au néoréalisme, avant La Dolce Vita (1960), qui fera entrer de plain-pied le cinéaste (et tout le septième art avec lui) dans la modernité. Giulietta Masina y incarne une prostituée voulant croire à l’amour, au bonheur et à la compassion, mais qui est constamment trompée et déçue par ses semblables. Articulé autour de quelques jours (et quelques nuits) dans la vie de la malheureuse, le film offre une vue en coupe de l’Italie, emmenant le spectateur chez les grands bourgeois, les petits fonctionnaires, les sans-abris… Soit toutes les couches de la société. Masina, par sa pantomime tragi-comique, rattache ici la tradition néoréaliste à d’autres cinématographies ayant cherché à marier l’élévation poétique à la réalité la plus crue – à commencer bien sûr par le cinéma de Chaplin. Mais le film épouse aussi une forme plus libre, plus relâchée, qui annonce les errances narratives de La Dolce Vita, comme si Fellini brisait définitivement ici ses chaînes et s’affranchissait d’un mouvement qui avait porté et façonné le cinéma italien, mais que le miracle économique, à ce stade, rendait peut-être caduc. De manière emblématique, en 1957, André Bazin intitulera sa critique des Nuits de Cabiria « Voyage au bout du néoréalisme. » Fellini était prêt à entamer sa mue et à aller au-delà du réel.