Plus d’une trentaine de scientifiques (paléontologues, paléobotanistes, bioacousticiens…) et une quarantaine de créatifs (lead designers, game designers, animateurs 3D…) ont œuvré à mettre sur pied cette expédition scientifique en réalité virtuelle qui se tient jusqu’au 16 juin 2024 au Muséum national d’Histoire naturelle (Paris 5e). De l’Hadéen à notre ère, en passant par le Carbonifère, le Jurassique ou encore le Pléistocène, le visiteur est invité, équipé d’un casque VR, à remonter le temps et explorer en 45 min l’histoire de la planète et du vivant en plein cœur de la Galerie de géologie et de minéralogie du Jardin des Plantes.
Comment est née la collaboration entre vos deux structures ?
Stéphanie Targui : Tout part d’une rencontre en 2018 au NewImages Festival où Guillaume Lecointre, commissaire scientifique de l’exposition Voyage au cœur de l’évolution [premier projet en VR du Muséum conçu en 2017 avec Orange, ndlr] et moi-même sommes invités. C’est là que nous rencontrons Fabien Barati venu présenter le projet VR Scan Pyramid. Cela fait alors une quinzaine d’années que le Muséum national d’Histoire naturelle travaille à utiliser au mieux les médias numériques au service de la diffusion des connaissances : les sites web, les réseaux sociaux, des productions éditoriales en ligne (webdocumentaires, MOOCs) ou in situ (multimédia des expositions, applications mobiles et web apps) jusqu’à s’emparer pour la première fois de la réalité virtuelle, en 2017 donc, avec Voyage au cœur de l’évolution. C’est avec cette première expérience en 6 DOF que nous avons ouvert le Cabinet de Réalité Virtuelle, la première salle permanente de VR dans un musée en Europe. Concernant notre collaboration avec Excurio/Emissive, nous savions dès le départ que nous serions coproducteur du projet pour pouvoir le coécrire. Avant son lancement officiel en octobre 2021, les équipes du Muséum ont pu tester L’Horizon de Khéops, le dernier projet d’Emissive/Excurio, dans leur showroom au France Immersive Learning, et suivre son évolution jusqu’à sa mise en place à l’Institut du Monde Arabe (IMA). Quand on se positionne dans une démarche d’innovation, il faut pouvoir montrer concrètement les choses aux décideurs. Soulignons dans cette belle histoire le rôle vertueux des festivals qui permettent de mettre en relation studios, producteurs, institutions et diffuseurs.
Fabien Barati : Mondes disparus est effectivement né de la rencontre entre nos deux historiques. La société Emissive/Excurio a vu le jour en 2008. Nous nous sommes spécialisés dans la conception et la production de contenus immersifs. Notre travail est double sur les expéditions en VR puisque nous développons la technologie qui permet de produire et d’opérer ces expériences en VR de manière simple, dans de grands espaces, et fabriquons en parallèle les récits. L’exposition The Enemy, coproduite en 2017 avec le studio Lucid realities et France Télévisions, a fait office de premiers pas vers ce nouveau format. Un travail concrétisé ensuite avec Mona Lisa : Beyond the Glass, expérience présentée au Louvre en 2019, Éternelle Notre Dame à la Grande Arche de La Défense en 2022, et dernièrement L’Horizon de Khéops à l’Institut du Monde Arabe. Concrètement, le nombre de visiteurs que nous pouvons accueillir dans ce type d’exposition en « free-roaming » dépend de la surface et de la taille de l’espace proposé. Au MNHN, la Galerie de géologie et de minéralogie mesure 500 m², ce qui nous permet de proposer Mondes disparus simultanément à environ 70 personnes.
S.T : Dans notre mission de diffusion des connaissances, nous sommes très sensibles à la manière d’innover dans la façon de raconter l’histoire de la Terre et du vivant. Avec Mondes disparus, nous offrons une nouvelle forme de récit à nos publics en complément de nos expositions classiques. Aller à la rencontre de nouveaux publics est notre deuxième ambition en coproduisant ce type d’expérience. La troisième est de positionner le MNHN en pointe sur l’innovation, et la quatrième, d’élargir notre audience en France et à l’international grâce à la stratégie de distribution déployée par Emissive/Excurio qui repose sur la duplication de contenus. Habituellement nos expositions voyagent de ville en ville, mais avec ce format d’expédition immersive, notre souhait est de pouvoir proposer l’expérience en simultané dans différents lieux culturels.
De quelle manière avez-vous pensé le scénario ?
F.B : Toujours en étroite collaboration avec les équipes du MNHN. Nous nous sommes emparés des ressources récoltées par les scientifiques pour créer un récit dans la grammaire des expéditions immersives, ce qui signifie transmettre du savoir tout en racontant une histoire prenante, une aventure. Il faut écrire un script qui mélange émotions, sensations et connaissances en réfléchissant en même temps à la mise en scène. C’est un travail qui a été mené par Guillaume Martini, directeur créatif, Ludovic Marguerie, lead designer en trinôme avec l’auteur et scénariste Francis Nief. Nous savions d’expérience qu’il fallait concevoir une expérience de 45 minutes. C’est une durée adéquate. Elle permet à la fois de nous donner le temps de développer une histoire avec ses arcs narratifs et au public de s’immerger pleinement dans le récit et de vivre l’expérience sans « fatigue ». La réalité virtuelle peut en effet être éprouvante pour certains publics. En revanche, l’histoire du vivant est dense et nous avions de nombreux messages à faire passer. Le scénario faisait le double de temps. Il a donc fallu arbitrer dans le contenu.
S.T : Effectivement, nous avons tranché dans le contenu scientifique, la narration et la background story des personnages. Le choix des paléo-paysages, des espèces animales et végétales jusqu’à la vision minérale : tous ces aspects ont été définis en début de production. Les commissaires scientifiques (Bruno David, Guillaume Lecointre, Gaël Clément et Sylvain Charbonnier qui a lui-même coordonné l’équipe des trente conseillers scientifiques internes) ont soigneusement choisi les périodes, les univers, la faune et la flore. Il y avait par exemple le souhait de parler de certains gisements géologiques, paléontologiques fondamentaux pour comprendre et retracer sur le plan scientifique le récit de l’histoire naturelle. Par ailleurs, il était important pour le Muséum de s’inscrire dans une approche universaliste et d’ancrer la narration sur les cinq continents. La durée de 45 minutes proposée par les équipes d’Emissive/Excurio nous convenait parfaitement car elle correspond à ce que nous connaissons des pratiques de nos publics dans nos expositions classiques.
Comment avez-vous reconstitué les différents éléments (paléo-paysages, espèces animales, espèces végétales…) en 3D ?
F.B : Nous sommes partis de toutes les ressources possibles. Les équipes de paléontologues et paléobotanistes du Muséum ont par exemple créé des fiches pour chacune des espèces animales et végétales. Nous nous sommes appuyés sur leurs notes ainsi que sur les dessins de Charlène Letenneur, illustratrice scientifique, pour modéliser et donner forme à chacune de ces espèces. Ensuite, nous sommes passés à la phase de texturage qui permet de leur donner matière et couleur. Pour finir, nous les avons animées, étape la plus complexe car personne n’avait jamais vu ces espèces se mouvoir. Les recherches menées sur leurs fossiles et leurs os effectuées par les scientifiques au fil du temps, ainsi que celles sur les espèces considérées comme leurs « descendants », nous ont permis d’interpréter leur façon de se déplacer dans l’espace.
S.T : Ce travail en duo a permis aux scientifiques intégrés dans la préparation de l’expérience « d’extrapoler » scientifiquement la forme et l’animation d’espèces qu’aucun scientifique de la communauté internationale n’avait vu intégralement en mouvement. C’est aussi en cela que l’intervention de Charlène Letenneur, illustratrice scientifique et spécialiste du mouvement, a été décisive. Nos scientifiques sont habitués à travailler sur de l’image de synthèse pour le cinéma et la télévision, mais c’est la première fois qu’ils sont amenés à officier sur un projet en interne de si grande ampleur. C’est une réelle innovation en la matière pour le MNHN.
Combien de temps de travail a nécessité Mondes disparus ?
F. B : Plus d’un an et demi. Côté Excurio/Emissive, 40 personnes ont travaillé sur l’expérience sous la direction de Tarek El Khamsa, directeur de projet, et Guillaume Martini, directeur créatif. Nos équipes ont produit à la fois le scénario et les assets toujours en collaboration très étroite avec les équipes du Muséum.
S.T : Nous avons mis en place un commissariat scientifique sur le même modèle que ce que nous faisons déjà pour les expositions traditionnelles. À cela nous avons ajouté un comité de 30 experts et chercheurs (paléontologues, bioacousticiens…). Au total, une cinquantaine de personnes du Muséum se sont directement impliquées dans la production de Mondes disparus. En un an et demi, nous avons réussi avec Emissive/Excurio à réunir de concert des corps de métiers très différents et complémentaires, les uns défendant les enjeux scientifiques (fiabilité, réalisme, connaissance), les autres travaillant sur la mise en scène, la création, l’artistique. Nous avons organisé des groupes de travail entre le MNHN et Emissive/Excurio à chacun des niveaux de conception de l’expédition (idéation, écriture, préproduction, production). Ce qui signifie des ateliers de travail collectif, des allers-retours réguliers entre nos deux structures et un travail d’itération important pour aboutir à une expérience optimale.
F.B : À la différence des dernières expéditions que nous avons réalisées telles que L’Horizon de Khéops, où le visiteur est muni à la fois d’un casque VR et d’un sac à dos qui contient un ordinateur pour pouvoir participer à l’expérience, Mondes disparus est la première exposition collective en VR que nous produisons où il suffit d’être équipé simplement du casque de réalité virtuelle. Ce fut pour nous un défi technique à relever d’autant plus qu’il est complexe de représenter de manière fluide les environnements naturels comme la végétation dans cette technologie. Il a donc fallu optimiser au mieux le contenu pour qu’il soit « joué » en temps réel par le casque. Chaque image par seconde a été durement acquise. Mais la praticité a guidé ce choix. Le casque permet en effet un déploiement plus rapide de l’expérience et réduit également les coûts d’exploitation pour les opérateurs qui souhaiteraient proposer l’expérience. C’est donc un vrai avantage.
en quelques chiffres
30 scientifiques et 1 illustratrice du MNHN impliqués dans l’aventure
40 personnes côté Excurio/Emissive engagés dans la production
45 min d’expérience pour traverser plus de 3,5 milliards d’années
Une centaine de végétaux et plus de 120 espèces animales reconstitués en 3D
Plus de 2000 m2 de paysages à explorer sur une superficie d’exploitation de 500m2
Une coproduction du créateur d'expériences en réalité virtuelle Excurio (marque de la société Emissive) et du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN).
Soutien du CNC : Fonds d’aide à la création immersive (préproduction et production)