Bounthavy Suvilay : « Nous vivons une période d’hyper-choix : ce qui manque, ce ne sont pas les jeux de qualité, mais le temps pour y jouer! »

Bounthavy Suvilay : « Nous vivons une période d’hyper-choix : ce qui manque, ce ne sont pas les jeux de qualité, mais le temps pour y jouer! »

07 août 2018
Bounthavy Suvilay
Bounthavy Suvilay DR

Journaliste, universitaire et membre de la commission du Fonds d’aide au jeu vidéo du CNC, Bounthavy Suvilay a publié en début d’année « Indie Games » (éditions Bragelonne). Dans cet ouvrage, elle revient sur l’histoire et les spécificités du jeu vidéo indépendant. Rencontre.


La définition précise de ce qu'est un jeu vidéo indépendant fait débat. Il semble toutefois possible de s'accorder sur le fait que ce sont des œuvres souvent créées par des équipes réduites ou même une seule personne, et sans le soutien d'un éditeur. Mais sur le plan de la création, des thèmes, des mécaniques de jeu, qu'est-ce qui différencie ces œuvres des productions « mainstream », plus connues du grand public ?

La définition précise de ce qui est « indépendant » est effectivement problématique, mais c'est aussi le cas dans d'autres secteurs comme la musique ou le cinéma. Disons qu'il y a une difficulté supplémentaire : la méconnaissance globale du grand public, peu au fait de l'actualité et de l'histoire du jeu vidéo, à l'exception des grandes séries comme Fifa, Call of Duty ou Candy Crush. Sur les points que vous évoquez, je dirais que la principale différence se situe dans le fait que le jeu vidéo « mainstream » fonctionne beaucoup sur le principe de la « licence ». Quand un jeu est un succès, les éditeurs ont tendance à vouloir faire en sorte que cela devienne une série. Les actionnaires adorent voir une propriété intellectuelle se pérenniser et se décliner sous toutes les formes possibles. C'est le cas avec les exemples précédemment cités. Dans le jeu vidéo indépendant, c'est beaucoup plus rare. Je dirais que ce qui prédomine, c'est le plaisir de créer un jeu.

Le jeu vidéo indépendant est-il plus aventureux ?

Oui, on voit par exemple des jeux qui sont politiquement marqués, ou vont aborder des thématiques moins consensuelles (question de migrations, homosexualité…). Mais les thèmes ne sont pas obligatoirement graves : il y a aussi beaucoup de jeux vidéo indépendants drôles, et qui ne sont pas du tout politiques ! La force du jeu vidéo indépendant, c'est aussi ça : tout est possible, et pour tous les publics.

Quand on observe ce secteur de l'extérieur, on a un peu de mal à imaginer un jeu vidéo être créé par une seule personne. On voit davantage des studios de tailles conséquentes, regroupant une multitude de métiers. Votre livre montre que ce n'est pas forcément la réalité…

La grande différence entre le jeu vidéo tel qu'il se fait aujourd'hui et tel qu'il se faisait dans les années 90, c'est que tous les outils sont accessibles à n'importe qui. Avant, il fallait être étudiant dans une grande université américaine pour avoir accès au matériel, car l'informatique n'était pas aussi démocratisée. Aujourd'hui, n'importe qui peut faire du jeu vidéo à partir d'un ordinateur, avoir accès à la technologie nécessaire.

Vous expliquez que l'essor du jeu vidéo indépendant a débuté au milieu des années 2000. Que s'est-il passé ? Et quel état des lieux du marché du jeu vidéo indépendant faites-vous aujourd'hui ?

L'année 2008 a marqué un tournant : certains jeux vidéo indépendants faits par des équipes très réduites ou des créateurs solitaires ont dépassé le million d'unités vendues : World of Goo, Braid, Castle Crashers, puis Minecraft... C'était inédit. Cette période a été marquée par l'ouverture de nouvelles plateformes de diffusion, qui a permis aux créateurs de se passer d'éditeurs. Ce sont ces plateformes, comme Steam, qui ont permis l'essor du jeu vidéo indépendant avec des formats dématérialisés. Le problème, dès lors, a été que beaucoup ont pensé qu'il était facile de rencontrer le succès en sortant un jeu. Or c'est vrai seulement si peu d'œuvres sortent. Mais il y a maintenant près de 1000 nouveaux jeux sur Steam tous les mois. Il ne suffit plus de faire un bon jeu, il faut que les gens sachent que vous avez fait un jeu. Il faut être visible, et  il est devenu de plus en plus difficile de sortir du lot.

Il n'existe pas de filtres sur ces plateformes ?

Non, elles ne créent pas vraiment de filtres éditoriaux. Il s'agit avant tout de réseaux de diffusion. Cette absence de sélection alliée à la relative facilité technique de fabrication d'un jeu ainsi que l'extrême médiatisation de certains succès indés expliquent pourquoi beaucoup se mettent à faire leur jeu en espérant en vivre. Or, nous vivons une période d'hyper-choix : ce qui manque, ce ne sont pas les jeux de qualité, mais le temps pour y jouer et les finir ! La bonne nouvelle, c'est que quels que soient vos centres d'intérêt, vous êtes à peu près certain de trouver un jeu vous correspondant. Mais les créateurs et les petits studios en pâtissent. Beaucoup disparaissent. Depuis quelques années, on parle d'Indiepocalypse, qui montre l'éclatement de la bulle en raison du trop grand nombre de sorties et de studios peu préparés à ce marché ultra concurrentiel qui évolue très vite.

Comment se positionne la France en matière de jeu vidéo indépendant ?

Nous avons de bonnes écoles et formations en jeu vidéo. Le problème, c'est que les gens qui en sortent vont ensuite à l'étranger. Même dans le cas d'Ubisoft, société fondée en France, la plupart des centres de production réels sont à l'étranger, notamment au Canada. Ce problème de fuite des cerveaux n'est pas nouveau. C'était aussi le cas pour les écoles d'animation comme les Gobelins où les étudiants étaient essentiellement formés par la France pour alimenter les rangs des studios américains. Donc la France est un bon réservoir de talents.

Ensuite, le problème des créateurs français de jeux vidéo indépendants, c'est qu'ils conçoivent souvent leurs titres en pensant avant tout au marché francophone. Or avec les réseaux de distribution actuels et les potentialités de ce medium, il vaut mieux s'adresser à une communauté d'affinité, quel que soit son territoire géographique ou son aire linguistique. Aujourd'hui, sur Steam, on pourrait presque caricaturer en disant qu'un succès est avant tout conditionné par le public chinois, qui achète souvent le jour de la sortie du jeu et qui est donc aussi le premier à le juger. Donc gare aux bugs, car vous n'êtes pas uniquement jugé par des consommateurs français qui peuvent se montrer plus cléments car ils vous connaissent !

Comment voyez-vous l'avenir du jeu vidéo indépendant ?

Le jeu vidéo indépendant est peut-être ce qui survivra le mieux aux prochains changements technologiques. A chaque avancée technique, vous avez toute une structure de travail à modifier, des savoir-faire à acquérir. Si vous êtes une grosse entreprise et que Sony change sa console, vous devez réapprendre une nouvelle technologie, et vous adapter à un nouveau marché. Plus la société est grande, plus le changement de cap peut être difficile à effectuer. Il est plus facile d'opérer ces transformations dans de petites structures agiles. C'est aussi pour ces raisons que les grandes sociétés de jeu gèrent le changement technologique en rachetant des entreprises plus petites ayant effectué la transition avec succès.

 Cinq œuvres-clés du jeu vidéo indépendant selon Bounthavy Suvilay

World of Goo (2008) – « Développé dans les cafés de San Francisco par deux vétérans du jeu vidéo, ce puzzle game humoristique repose sur une esthétique Flash et un moteur physique qui a influencé un bon nombre de titres. »

Minecraft (2011) – « C'est l'un des seuls titres indé vraiment connu du grand public. Elaboré par un développeur de King (Candy Crush), ce titre est un immense bac à sable numérique qui a permis à certains de créer des univers oniriques à base de briques (et de beaucoup de patience). Il a relancé le genre des mondes ouverts. C'est aussi l'un des premiers jeux indé utilisés dans un cadre éducatif. »

Hotline Miami (2012) – « Ultra violent et ultra stylisé, ce jeu de tir possède un caractère presque hypnotique et la bande son réalisé par des artistes indé est peut-être à l'origine d'un revival de la synthwave. »

Papers, Please (2013) – « D'apparence simple, mais non simpliste, ce jeu pose une question morale à travers une mise situation inédite : il vous met dans la peau d'un bureaucrate travaillant au poste frontière. Allez-vous laisser passer ce migrant ou allez-vous le condamner à rester de l'autre côté afin de garder votre travail ? »

Monument Valley (2014) – « C'est l'un des meilleurs jeux en terme d'accessibilité et de beauté graphique. Inspiré par les architectures impossibles d'Escher, ce titre est la preuve que l'on n'a pas besoin d'agilité ou de score à battre pour éprouver du plaisir en jeu. C'est aussi un jeu narratif non verbal preuve que l'on n'a pas besoin de motion capture et de 3D réaliste pour faire émerger des émotions et un récit. »