Quelles ont été vos premières influences vidéoludiques ?
J’ai commencé à jouer sur des machines telles que Thomson TO7-70 (1984) ou TO8 (1986), puis sur PC avec des jeux d’avions comme Wings of Fury (Brøderbund, 1989) et les premiers titres de foot avant la folie PES (Pro Evolution Soccer). En voyant tous ces pixels s’animer - on ne voyait que des carrés bouger à l’écran -, je me mettais à rêver de créer mes propres jeux, ce qui était inaccessible pour moi jusqu’aux sorties de Diablo 2 et Baldur’s Gate 2. A sa création, Ankama était une société de création de sites internet pour d’autres entreprises, ce qui n’était pas le travail le plus drôle du monde. Le soir, on jouait donc beaucoup, notamment à Diablo 2. Il nous arrivait avec Anthony « Tot » de passer plus de cinquante heures par semaine, en dehors du travail, dessus. L’un de nos amis venait jouer avec nous le midi. Mais lorsque la connexion internet s’est coupée un jour, nous l’avons retrouvé en larmes après avoir perdu définitivement son personnage. Ce jour-là, je me suis rendu compte des bouffées d’adrénaline qu’apportaient les jeux. Je me suis dit que nous étions en train de gâcher notre temps, qu’il fallait faire quelque chose de notre passion. L’idée de créer notre propre univers est née comme ça. Nous avons travaillé sur un petit prototype commencé des années plus tôt. Notre premier titre, Dofus, emprunte beaucoup à Diablo et à Baldur’s Gate. Sorti en 2004, 4 ans après le début de sa création, Dofus est toujours en développement en 2019 avec une équipe dédiée complètement à ses évolutions. Il n’est pas exempt de défauts et ce n’est pas le meilleur jeu au monde, mais il a beaucoup de qualités à mes yeux. C’est notre premier titre, il y a donc un attachement spécial.
En quoi consiste Dofus plus précisément ?
Ce jeu est sorti quasiment en même temps que World of Warcraft. À l’époque, les MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur, ndlr) étaient encore relativement novateurs, alors qu’ils sont connus de tous aujourd’hui. Dofus a été créé par des personnes qui n’avaient encore jamais fait de jeu vidéo, de programmation et de graphisme. Nous avons donc essayé d’imaginer un jeu avec les contraintes que l’on avait : peu de compétences, peu de temps, pas d’argent ni d’effectifs. Nous n’avions pas de gros logiciels 3D donc nous l’avons fait en Flash, une technologie dépassée aujourd’hui mais qui proposait une version d’évaluation gratuite. Nous avons réussi à transformer nos contraintes en des mécaniques nouvelles cachant notre économie de moyens. Dofus est un jeu 2D, très old school, simple et réalisé avec les moyens du bord. Ces choix font qu’aujourd’hui, lorsqu’on le lance, on retrouve un jeu qui ne ressemble à aucun autre. Nous avons pris nos claviers et nous nous sommes lancés pour trouver une pépite. Et nous avons réussi… C’était probablement un peu fou, mais c’est ce qui fait que c’était bien !
Qu’a représenté pour vous la sortie de ce jeu ?
Au départ, Dofus se composait essentiellement de PVP (joueur contre joueur ndlr). Il n’y avait pas encore ce côté quêtes, monstres.... Le jeu s’est vraiment construit dans la durée. Nous nous sommes par exemple rendu compte, avec la première version, que les serveurs ne tenaient pas lorsqu’il y avait dix joueurs en ligne, ce qui nous a fait peur. De nombreux joueurs ont été attirés par la première véritable sortie du jeu. La sortie payante nous a par ailleurs étonnés car notre business model a fonctionné au-delà de nos espérances. Dire que je connais la raison de ce succès serait malhonnête, car nous n’avons jamais réussi à le reproduire. Mais je pense qu’un des éléments majeurs est lié à la communauté qui nous a soutenus et certainement à la chance. Nous sommes parvenus à créer une petite famille avec les joueurs rencontrés sur des salons partout en France, ce qui a créé une grande proximité. Il y a eu ensuite un effet boule de neige : les enfants qui racontaient à leurs camarades leur rencontre avec des personnes de l’équipe étaient nos meilleurs VRP.
Etre développeur indépendant aujourd’hui est-il différent d’hier ?
Dofus a été créé par plaisir et parce qu’on pensait qu’il y avait un débouché pour le jeu. Nous n’avions pas forcément les mêmes contraintes, attentes et problématiques qu’un studio de jeux vidéo. En tant qu’indépendants, nous pouvions nous permettre des choses qu’un éditeur ne laisserait pas forcément passer. Nous avions une liberté énorme, ce qui était génial malgré le risque de ne jamais sortir le jeu. Grâce à Dofus, Ankama peut aujourd’hui se permettre de prendre du temps pour travailler. Si nous cherchons à conserver le côté relativement souple pour ne pas avoir de barrières et pour continuer à rêver, nous devons nous mettre des garde-fous. Les problématiques ne sont plus les mêmes en grandissant : il faut toujours créer de nouveaux jeux et arriver à reproduire cette réussite. Il ne faut pas se reposer sur le succès de Dofus qui dure depuis tant d’années. Il faut également gérer au quotidien la société et sa centaine de salariés, ce qui prend un temps fou. C’est la rançon du succès.
Comment envisagez-vous le futur d’Ankama ?
Aujourd’hui, nous travaillons sur la suite de Dofus. Waven est un nouveau MMO (jeu multijoueur ndlr) qui sera probablement notre dernier : après trois titres, nous commençons à avoir fait le tour des choses. Nous voulons faire un jeu plus beau et atypique, mais toujours en rendu 2D car nous avons encore de nombreuses choses à raconter en utilisant des outils remis au goût du jour. Si dans Dofus les parties peuvent durer des heures, nous voulons nous adapter aux usages courants avec Waven et proposer des parties longues ou des sessions courtes de 5/10 minutes. Nous souhaitons également miser sur le cross-plateformes pour pouvoir jouer un peu partout : commencer sur PC, continuer sur mobile dans le métro puis finir sur Switch une fois chez soi. Le but est vraiment de partager ses expériences avec ses amis avec le même compte, le même personnage. Mais les éditeurs doivent accepter ce crossplay, ce qui n’est pas forcément gagné…