En 2008, vous fondez DON’T NOD avec plusieurs autres vétérans du secteur vidéoludique. Quel a été le déclic d’une telle aventure ?
Oskar Guilbert : Avant DON’T NOD, je suis passé par des grandes structures comme Electronic Arts, où je suis resté 5 ans, et Ubisoft, où j'ai travaillé sur le jeu Haze en tant que producteur. J'y ai rencontré Jean-Maxime Moris, qui s'occupait du gameplay, et Aleksi Briclot à la direction artistique. On a eu envie de créer un studio parce qu’on avait tous un niveau confirmé et surtout une idée. Celle d’un jeu triple A (jeu à gros budget - ndlr) qui est devenu Remember Me. On a complété l’équipe avec un producteur, Hervé Bonin, et Alain Damasio, qui est l'un des grands écrivains de science-fiction français. Le titre est arrivé plus tard mais le concept était déjà là : mettre en scène un Paris futuriste dans lequel le réchauffement climatique a causé la montée des eaux et l’inondation d’une partie de la ville.
Cet univers est né sous l'impulsion d'Alain Damasio, depuis le côté transhumaniste jusqu’à l’esthétique cyberpunk. On voulait aussi aborder le thème de la manipulation, à travers le gameplay, en permettant au joueur de plonger dans la tête de quelqu'un pour modifier ses souvenirs. Et on avait à cœur d'avoir un personnage féminin fort (l’héroïne Nilin - ndlr), même si l’industrie du jeu vidéo était encore très masculine à l'époque. On a très vite remporté un prix du ministère de la Culture pour les aspects techniques du jeu. En plus d’être une première reconnaissance, cela a permis de séduire un « business angel » (personne physique qui décide d'investir une partie de son patrimoine financier dans des sociétés innovantes à fort potentiel - ndlr) qui a financé la pré-production de Remember Me, et de signer avec Sony.
Malgré les critiques positives, les ventes de Remember Me sont en deçà des attentes, obligeant même la société à entrer en redressement judiciaire. Comment avez-vous vécu cet échec ?
C'était assez dur pour nous parce qu'on pensait pouvoir enchaîner sur une suite. Nous étions très confiants à la sortie du jeu en raison des bonnes critiques. Mais il y a eu des changements stratégiques de Capcom, notre éditeur. On voulait 2 millions de copies dans le monde et on a finalement eu autour de 400 000 unités, qui se sont d’ailleurs très vite écoulées en France. Ce problème de distribution nous a affecté et nous a contraint à scinder notre équipe en deux, un mal pour un bien finalement. D'un côté, on avait l'équipe « Memory Remix » qui a développé Life is Strange et une équipe plus orientée combat-RPG qui a travaillé sur Vampyr. On avait déjà quasiment l'assurance du contrat avec Square Enix et Focus. On savait donc que la difficulté serait de courte durée.
Un an seulement après cette déconvenue, vous rencontrez un succès international avec le jeu épisodique Life is Strange (2015). Comment expliquez-vous une telle réussite ?
J'ai été moi-même surpris par l'engouement que le jeu a suscité ! Nous avions la même philosophie, qui consiste à faire confiance aux créatifs, c’est-à-dire Raoul Barbet, Michel Koch et Luc Baghadoust sur ce projet, avec un peu de script doctoring d'Alain Damasio. C'était un des premiers jeux féministes et je pense qu’il y a eu une vraie identification de nos joueuses et joueurs à Max, l'héroïne principale. Life is Strange aborde aussi la question de la sexualité et d'autres thématiques peu traitées dans les jeux vidéo comme le harcèlement sur les réseaux sociaux. Je pense que ça a touché les joueurs car cela résonnait avec ce qu'ils vivaient au quotidien. Tout cela couplé à une jolie direction artistique, une écriture nuancée et un côté fantastique à la Stephen King, c’est une bonne recette !
Pourquoi avoir opté pour un format épisodique ?
Souvent, les gens voient le modèle épisodique comme une chute en termes d'intérêt au fil des chapitres. Or chaque sortie d’épisode donne plus de visibilité aux précédents. Le fait de laisser un ou deux mois entre les épisodes permettait à la communauté d'échanger sur ce qui allait se passer après. Il y avait un effet d'engouement et un bouche-à-oreille s’est créé, ce qui a contribué au succès du jeu et du format.
Avez-vous eu des difficultés à imposer deux personnages principaux féminins ?
Oh oui (Rires). Un certain nombre y était réfractaire. On a eu des retours du type : « Vous pourriez peut-être réécrire l'histoire avec deux personnages masculins, c'est peut-être mieux ? » Ils ne comprenaient pas que cette histoire avait été écrite spécifiquement pour des personnages féminins et qu'elle ne fonctionnerait pas autrement. Notre force est justement de raconter des histoires avec des personnages complexes auxquels on s'attache, contrairement à certains jeux où les personnages sont caricaturaux. Par exemple, pour Life is Strange 2, on a fait le choix de raconter l’histoire de Sean et Daniel, deux frères enfants d’immigrés mexicains. Cela résonnait avec la campagne des présidentielles américaines et avec l'arrivée de Donald Trump au pouvoir.
Après la consécration Life is Strange vient le succès sur le terrain de l’action-RPG (fusion de jeu d’action et de jeu de rôle - ndlr) avec Vampyr (2018)…
Le RPG fait aussi partie intégrante de notre identité, c'est même le pôle le plus important chez nous. Vampyr est une idée de Philippe Moreau (directeur créatif) et Stéphane Beauverger (scénariste) qui remarquaient la rareté des jeux sur les vampires depuis Vampire: The Masquerade. On a choisi de faire évoluer le personnage (le docteur Jonathan Reid - ndlr) à Londres en 1918, en pleine épidémie de la grippe espagnole. Au départ, on voulait faire un jeu très orienté action-aventure et Cédric Lagarrigue, l'ancien patron de Focus Entertainment, nous a poussé vers le RPG. C'est le rôle précieux d'un éditeur : canaliser certaines envies créatives d'un développeur et l'orienter vers un succès commercial.
Quelle était la volonté derrière votre introduction en bourse en 2018 ?
On a réalisé qu'on faisait du « work for hire » (ou « travail sur commande » - ndlr), et que l’on était dépendant de la volonté des éditeurs. L'entrée en bourse nous a permis de faire de la coproduction. Dans les différents contrats que nous avons signés, tous les droits appartenaient à l'éditeur, même sur Life is Strange. On touchait un pourcentage des royalties qui variait entre 5 et 15% des revenus du jeu. Après trois succès, on s'est dit qu'il était temps d'investir, de prendre un peu plus de risques mais aussi de récolter les fruits de nos créations. Aujourd'hui, on édite tous nos jeux sauf Banishers, que l’on fait avec Focus en raison de l’envergure du projet. Il y a beaucoup d'avantages à l'autoédition, mais le challenge est de créer des contrepouvoirs à l'intérieur de la société pour ne pas être « juge et partie ». On a donc créé un département édition séparé de la production, dont le rôle est d'évaluer les manques, les impasses, et de faire un retour aux développeurs.
Vous avez récemment annoncé votre nouveau titre, Banishers: Ghosts of New Eden. Que pouvez-vous en dévoiler ?
Je ne peux pas dévoiler grand-chose mais je peux dire qu’il y a eu un travail énorme sur les environnements dans Banishers. Comme on peut le voir dans le trailer, l’action se déroule au début de la conquête de l'Amérique, au temps des premières colonies américaines. À cela s'ajoute un aspect surnaturel, presque mythologique, où le héros voit sa femme disparue revenir en tant que fantôme. Mais ce n’est pas le seul jeu en développement. Nos équipes travaillent sur cinq autres projets en ce moment !