Honoré aux Pégases 2023 du jeu vidéo français, Olivier Derivière a également été nommé cette année aux British Academy Game Awards pour sa musique de A Plague Tale : Requiem, ambitieuse et brutale épopée vidéoludique médiévale. Le compositeur français avait déjà été nommé aux BAFTA du jeu anglais pour son travail sur le jeu polonais Get Even (2017), et aux Pégases 2021 pour sa participation à la bande-son de Streets of Rage 4 développé par trois studios français (Dotemu, Guard Crush Games et Lizardcube)… Olivier Derivière défend une musique qui se veut aussi bien au service de la vision artistique du jeu vidéo que de l’expérience ludique. Analyse et décryptage.
Comment voyez-vous votre place dans l’industrie du jeu vidéo ?
Il y a la niche très active, très riche, des jeux indépendants comme ceux de Devolver (Trek to Yomi, Cult of the Lamb) et les mastodontes comme God of War. Et puis, il y a les « jeux du milieu », ceux sur lesquels je travaille et où je m’amuse le plus : on explore, on cherche, on expérimente. Musicalement, des jeux phénoménaux comme Halo ou God of War restent dans des canons très marqués, même s’ils le font parfaitement. Dans les jeux indépendants, ces « jeux du milieu », on retrouve aussi des codes, comme associer le son « chiptune » [musique électronique rétro volontairement minimaliste, NDLR] au pixel art, mais on peut y développer des aspects intimes. J’ai ainsi travaillé sur The Technomancer (2016), un jeu très personnel pour sa créatrice Jehanne Rousseau, qui a monté le studio Spiders en 2008 – notamment pour créer ce jeu. Ensuite, elle a cocréé Greedfall (2019), dont j’ai également signé la musique, qui parle de la colonisation et du rapport entre nature et industrie… Des jeux comme Get Even, Vampyr, A Plague Tale sont des jeux très personnels. Je travaille autant avec le directeur créatif qu’avec le game director. Si le premier possède une vision globale du jeu, c’est le réalisateur, le second se base beaucoup plus sur le gameplay. Il faut satisfaire la vision globale et l’expérience de jeu. Il y a les thèmes musicaux, et il y a le système de jeu… Et combiner les deux, ça prend un temps fou !
Avez-vous pu accomplir un travail similaire sur l’extension d’Assassin’s Creed Black Flag : Le Cri de la liberté ?
J’essaie toujours d’ajouter de la substance, même si le joueur ne le perçoit pas. C’est essentiel. Dans l’extension, le joueur incarne un ancien esclave luttant contre ses oppresseurs. Il parcourt son île, voit des horreurs, essaie de libérer les esclaves… Le creative director m’a dit qu’il s’agissait d’un retour aux sources pour le héros. Un élément déclencheur. Je suis allé enregistrer des chansons ancestrales haïtiennes à New York : le héros entend les gens chanter, puis si le joueur libère suffisamment d’esclaves, les chants passent dans la musique du jeu quand il se bat ! On passe du « in source », dans le jeu, à du « out source », extradiégétique. On a été véritablement guidés par la culture haïtienne. En fait, c’est simple : ce que les creative directors me disent avec des mots, je l’applique à la musique. Pour prendre un autre exemple, pour la musique d’Alone in the Dark (2008), le creative director me parlait sans cesse de mystère, de jeu mystérieux, etc. Alors, pour rebondir sur ce qu’il disait, j’ai parlé du « mystère des voix bulgares » : il ne savait pas ce que c’était, j’ai fait un essai avec une chanteuse et ça a énormément plu aux producteurs ! Le creative director m’a alors dit de mettre des chants bulgares partout dans le jeu… Autre exemple, le jeu de science-fiction Remember Me (2013), développé par le studio français Dontnod Entertainment, se déroule dans un « Néo-Paris » et mêle passé et futur : j’ai décidé de prendre un orchestre classique, de le numériser et de le pirater pour reproduire ce mélange entre les deux temporalités…
Quelle a été votre approche sur Streets of Rage 4 ?
Le plan des développeurs était de partir des musiques de Yuzo Koshiro, compositeur de la série originale, pour le thème principal et d’avoir des invités, par exemple un compositeur différent par boss. Le jeu débute avec la musique de Koshiro, puis une voiture explose et on passe à ma musique. Il y a une véritable idée de passage de relais. Quand on avance dans le niveau, on sent la musique évoluer au fur et à mesure. C’est extrêmement basique, mais quand le joueur s’en rend compte, l’effet est réel.
Quel rôle peut jouer la musique dans l’expérience ludique ?
Par défaut, la musique en jeu vidéo est en boucle (loop). Dans Dying Light 2, un jeu d’exploration à la première personne, on a fait en sorte que la musique se développe au fur et à mesure du parcours du joueur – jusqu’au niveau ultime, le « parkour flow ». À tel point que certains joueurs ne jouent que pour pouvoir « débloquer » cette musique, et c’est le but que l’on s’était fixé avec le creative director ! Comment motiver les joueurs à faire du « parkour » ? En leur donnant ce genre de « carotte ». Il faut aussi apprendre à mettre moins de musique, pour que cette absence participe au jeu. Par exemple, je suis en train de jouer à Hi-Fi Rush, un jeu incroyable du point de vue musical, mais comme la musique est constante, il manque cette sensation d’évolution, de récompense.
En parlant d’évolution, comment voyez-vous l’avenir de la musique de jeu vidéo ?
Les outils d’aujourd’hui permettent simultanément de faire de la musique interactive et narrative. Je déplore que certains compositeurs et développeurs ne soient pas plus curieux : de toute façon la technologie va les rattraper, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle notamment… Depuis vingt ans que je fais ce métier, j’essaie de défendre une certaine idée de la musique de jeu vidéo : je pense qu’il faut absolument faire du music design avant toute chose. À mon avis, il y a une méconnaissance de la part de certains compositeurs qui ne connaissent pas les outils adaptés, et la façon de s’en servir. Du côté des développeurs aussi, certains méconnaissent l’effet que peut avoir la musique sur le gameplay – et donc sur l’expérience des joueurs. Certains compositeurs fabriquent de la musique de jeu comme de la musique de cinéma. En ce moment, je travaille sur un film, Gueules noires de Mathieu Turi, et je trouve ça plus facile par rapport au travail sur un jeu. Je comprends que les compositeurs soient réticents à l’idée de travailler différemment mais ça en vaut la peine. Les éditeurs commencent aussi à le comprendre et on sent un réveil dans ce domaine.