Assise dans le salon cosy de l’hôtel Yllen Eiffel, rue de Vaugirard, une femme au port de tête altier et au sourire avenant. Son étole mordorée replacée sur les épaules vient dissimuler la rosette rouge épinglée sur son pull en maille fine. Muriel Tramis a reçu les insignes de chevalier de la Légion d’honneur quelques jours plus tôt des mains de Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du Numérique, lors de la Paris Games Week. C’est la première fois qu’une femme évoluant dans l’univers du jeu vidéo reçoit cette distinction. « Bien sûr que cette distinction revêt une signification particulière. En tant que femme, d’origine antillaise, devenir ingénieure informatique puis entreprendre une carrière dans le secteur des jeux vidéo, milieu majoritairement masculin il y a plus de trente ans, aurait pu s’avérer effrayant. Mais la curiosité a toujours été mon moteur, et finalement, je ne me suis jamais posé la question de la légitimité. Comme le disait plus ou moins Mark Twain : Elle ne savait pas que c’était impossible alors elle l’a fait ! ».
Sa diction précise et ses gestes raffinés contrastent avec le caractère de garçon manqué qui désolait tant sa mère. C’est d’ailleurs pour tenter de lui inculquer les bonnes manières que ses parents l’inscrivent dans une école de filles jusqu’au lycée. « C’est drôle, dit-elle songeuse, dans un léger accent créole, on ne dit jamais fille manquée… ».
Début de carrière à l’Aérospatiale
Une enfance à Fort-de-France dans les années 1960 où elle aime raconter des histoires et organiser des jeux de rôle grandeur nature. Un esprit logique, des études scientifiques puis l’Institut supérieur d’Electronique de Paris (ISEP) dont elle sort, à l’aube des années 80, ingénieure spécialisée en automatisme et informatique. « Sur une promotion de 70 élèves, nous étions 7 filles, et nous avons toutes été diplômées. Mais j’ai été particulièrement marquée par le cas d’une camarade de promotion qui s’est mariée peu de temps après l’école et n’a jamais exercé son métier. » L’incompréhension se lit encore sur son visage lumineux. « Pourtant, nous savions toutes que nous étions à notre place... Je me suis alors affiliée à l’Association française des femmes ingénieures (AFFI). J’y ai appris à valoriser mon métier, à féminiser le mot « ingénieure », à ne pas avoir honte de gagner un gros salaire, et à donner de l’importance à un métier qui démontrait que les femmes pouvaient exercer une profession en dehors de leurs fourneaux. Il nous fallait égratigner tous ces clichés machistes. »
Muriel Tramis intègre l’Aérospatiale où, pendant cinq ans, elle élabore des programmes de contrôle automatique de drones militaires, des avions télécommandés depuis le sol, utilisés pour des essais de tirs de missiles. Derrière son bureau, elle jongle avec les codes, aligne des octets, multiplie les calculs en tout genre. Elle ne réalise pas tout de suite que les systèmes qu’elle développe servent à créer des armes, vendues alors dans des pays en guerre. Sa prise de conscience provoque sa démission. On cherche à la retenir en lui proposant la direction d’un département. Sa décision est sans appel. « J’ai démissionné sans vraiment savoir où j’allais atterrir, mais j’étais comme grisée par les nouvelles aventures qui m’attendaient. La technique pure commençait à m’ennuyer, j’étais jeune et j’avais envie de davantage de créativité. » dit-elle de sa voix posée.
D’ingénieure informatique à conceptrice de jeux vidéo
C’est l’époque où la publicité est en plein essor. La jeune ingénieure entreprend une formation en Marketing et Communication à l’Apec, qui aboutit à un stage de quelques mois chez Coktel Vision. Au sein de cette PME qui développe des logiciels éducatifs sur micro-ordinateur, Muriel Tramis observe et apprend au contact des concepteurs de jeux vidéo. Enthousiasmée par ce nouveau terrain de jeu, elle propose au PDG, Roland Oskian, de développer un jeu d’aventure de son propre cru. « Avec un ancien collègue de l’Aérospatiale, Philippe Truca, qui avait un joli coup de crayon, et mon ami d’enfance, l’écrivain Patrick Chamoiseau, nous avons conçu Méwilo, que je programmais dans le grenier de Coktel Vision, la nuit, sous les combles. Je dormais à côté de la machine car à l’époque, cela prenait des heures de compiler un programme. »
Premier jeu vidéo sur PC inspiré de la culture antillaise, Méwilo situe l’intrigue à Saint-Pierre de la Martinique en 1902, à la veille de l’éruption de la montagne Pelée. Le joueur doit s’identifier à un parapsychologue de renom venu enquêter sur une affaire de zombi. Commercialisé en 1987, Méwilo est traduit en allemand, en anglais et en espagnol, et récompensé de la médaille d’argent de la Ville de Paris pour ses qualités historiques.
Être une femme dans un environnement masculin
Forte de ce succès, Muriel Tramis, développe, avec la complicité de Patrick Chamoiseau, Freedom, un jeu de stratégie dans lequel le joueur se glisse dans la peau d'un esclave devant sonner la révolte dans une plantation martiniquaise du XVIIIe siècle. S’ensuit sa « période érotique » qui lui permet de questionner la place des femmes dans les jeux vidéo. « Je me suis rendue compte que le jeu vidéo, comme le cinéma, pouvait être porteur de message sociologique, éducatif, historique… J’en ai profité pour essayer de tordre le cou à certains préjugés. Je dois dire que le fait d’être une femme dans un environnement masculin a été plutôt stimulant intellectuellement parlant, dans la mesure où je devais redoubler d’ingéniosité pour faire passer certains messages considérés comme féministes. Les joueurs étant à l’époque majoritairement des hommes, je me suis amusée à écrire un scénario original à partir du roman Emmanuelle, d’Emmanuelle Arsan, dont nous avions acquis les droits. J’ai développé un jeu d’aventure où l’héroïne, délurée et libre, échappait à son amant qui devait tout faire pour la reconquérir. Une image de la femme qui dénotait avec ce que l’on véhiculait en 1989. » dit-elle, espiègle.
Devenue cheffe de projet chez Coktel Vision, elle anime et coordonne des équipes de programmeurs et de graphistes, supervise le traitement de l’image, les animations en 2D/3D et les techniques d’incrustations d’images réelles dans des décors dessinés. Avec Pierre Gilhodes, graphiste-animateur, elle développe la trilogie Gobliiins, des jeux d’aventure ponctués d’énigmes en « point-and-click », salués à nouveau pour leur graphisme et la qualité de l’animation. Soucieuse de l’esthétique autant que de l’histoire, Muriel Tramis s’inspire des techniques de cinéma, et met en place des méthodes de production semblables à celles employées pour la réalisation des films d’animation. Elle développe Urban Runner (95-96), premier logiciel interactif conçu entièrement en images réelles, en collaboration avec une équipe de tournage dont elle supervise le montage numérique et la création des effets spéciaux.
D’Astérix à Adibou
Passionnée de bande dessinée, Muriel Tramis adapte quelques titres à succès tels que Blueberry et le Spectre aux Balles d’Or de Charlier et Giraud, Astérix et le Coup du Menhir d’Uderzo et Goscinny, ou encore Oliver & Cie adapté du long métrage d’animation de Walt Disney Pictures. « Les jeux vidéo inspirés de la BD ou du cinéma étaient très en vogue. Cet exercice d’adaptation me plaisait beaucoup car je devais composer à la fois avec la trame narrative originale et y intégrer des procédés interactifs. Contrairement à la littérature ou au cinéma, où l’histoire se déroule généralement selon un point de vue unique - celui de l’auteur ou du réalisateur -, le jeu vidéo implique des coupures de rythme et des ruptures narratives nécessaires pour que le joueur prenne la main. Celui-ci est à la fois spectateur et acteur, ce qui est contraignant, mais particulièrement exaltant en termes de créativité. »
Toujours à l’affût de nouveaux défis, Muriel Tramis se lance dans un nouveau secteur : la conception de logiciels ludo-éducatifs. Persuadée de l’intérêt pédagogique du jeu vidéo, elle travaille au concept d’Accompagnement Didacticiel Intelligent (ADI) et développe les gammes Adibou et Adiboud’chou, adaptés aux plus jeunes. « Nous nous sommes démarqués sur le marché en développant l’aspect interactif selon des principes pédagogiques : le scénario évoluait en fonction de l’apprenant, en lui donnant l’impression d’être un joueur unique. »
Muriel Tramis, qui s’était promis de retourner en Martinique, quitte Coktel Vision, racheté entre-temps par Vivendi Universal, pour créer sa propre société. « J’avais envie de voler de mes propres ailes, d’aller vers l’inédit. » La jeune cheffe d’entreprise fonde Avantilles en 2003, spécialisée dans la création de paysages urbains en réalité virtuelle. Elle travaille en particulier à la reconstitution en 3D du patrimoine archéologique de Saint-Pierre, ville d'Art et d'Histoire, telle qu'elle était au début du XXe siècle avant sa destruction par le volcan.
Chevalier de la Légion d’honneur
L’ingénieure-conceptrice de jeux vidéo et entrepreneure a bûché depuis lors sur un projet de film d’animation, qui n’a pas abouti, et est devenue écrivaine. Elle publie Au coeur du giraumon (2011), un roman qu’elle a « mûri » pendant dix ans, et Contes créoles et cruels (2014), treize contes épiques qui mettent en scène des créatures surnaturelles issues des croyances populaires antillaises. Esprit logique et créatif qui fourmille de projets, Muriel Tramis a la monotonie en horreur. Pour célébrer les 30 ans de Mewilo, elle travaille à un nouveau jeu d’aventures, Le Secret de la jarre d’or, sous forme de chasse aux trésors qui se déroule en 1900, au cœur de Saint-Pierre de la Martinique.
Lors de sa remise d’insigne de chevalier de la Légion d’honneur, elle raconte : « La seule question que je me suis posée tout au long de mon parcours a été de savoir quels étaient mes rêves, mes envies, pour mieux les suivre. Il faut encourager les rêves. C’est ce que j’essaie d’inculquer aux jeunes filles que je rencontre dans les écoles et les collèges où j’interviens pour les sensibiliser aux carrières scientifiques et techniques. La plupart d’entre elles, qui ont de très bons résultats en mathématiques, déconsidèrent ces métiers, comme s’ils étaient encore réservés aux garçons. Pourtant, la logique n’a rien à voir avec le genre ! C’est juste une question de bon sens ! » CQFD.