Dès votre premier jeu (Omikron : the Nomad Soul sorti en 1999), vous avez utilisé un acteur - et pas n’importe lequel puisqu’il s’agissait de David Bowie - pour modéliser l’un des personnages secondaires. Pourquoi avoir choisi, dès le départ, de faire appel à de vrais comédiens ?
Notre mission est depuis toujours de créer des expériences basées sur la narration et l’émotion. Evidemment, pour créer cette émotion et supporter cette narration, nous avons besoin de personnages très réalistes. Nous nous sommes tournés assez logiquement vers des acteurs qui, à travers leurs performances, sont capables de sous-tendre cette émotion. Notre travail ces dernières années a été de trouver les meilleurs moyens et technologies pour permettre de retranscrire dans le jeu ces émotions de la manière la plus réaliste possible. Nous avons mis en place un plateau de capture de mouvement : c’est une infrastructure technique assez lourde mais elle nous permet de capter les traits et les mouvements les plus subtils sur les visages des acteurs.
L’émotion apportée par les acteurs permet-elle de rendre le jeu plus immersif pour le public ?
Plus il y a de nuances avec le visage et d’émotion, plus l’immersion est facilitée. Le fait que les personnages expriment des émotions de manière tout à fait réaliste favorise l’identification et l’empathie des joueurs avec les héros qu’ils voient à l’écran. On a l’impression de vivre quelque chose de réel.
Pourrait-on avoir ce résultat uniquement en utilisant l’ordinateur ?
Ce qui fait le réalisme, ce sont souvent les petits détails : les petites imperfections du visage, une peau qui trésaille, un œil qui bouge d’une micro-seconde dans une direction… Notre technologie est capable de garder ces petites choses qui font la différence. S’il fallait recréer ces imperfections à la main, il faudrait un travail considérable…
Malgré les gros investissements que requiert cette technologie, est-il plus intéressant financièrement de faire appel à de vrais acteurs plutôt que modéliser les personnages uniquement par ordinateur ?
L’investissement de départ est effectivement très important : il faut avoir des locaux adéquats, mettre en place un nombre assez conséquent de caméras de très haute définition, investir beaucoup en Recherche et Développement… Mais quand on a des dizaines d’heures à produire sur des centaines de personnages, on se rend compte que cette technologie est un gain en termes de productivité. Pour notre dernier jeu Detroit : Become Human, nous avons tourné 384 jours avec 300 acteurs. Si nous avions dû faire cela à la main, en animation traditionnelle, nous aurions eu besoin de trois fois plus de temps, d’une équipe beaucoup plus importante et d’un budget stratosphérique.
Est-ce que la capture de mouvement à 360 degrés facilite ensuite la réalisation artistique du jeu et son ergonomie ?
L’ergonomie non. Le studio permet exclusivement de capter le mouvement des acteurs, de leur corps et leur visage. Si on compare ça au cinéma, il y a le jeu d’acteur dans un décor filmé et éclairé ce qui est la matière première du film. Là, il y a une étape intermédiaire : on ne capte que les mouvements à 360 degrés. On ne s’occupe pas de la mise en scène lors du tournage. Elle se fait dans un deuxième temps, lorsque les acteurs sont déjà partis. Lors du tournage, les plateaux sont assez nus : les acteurs sont équipés d’un costume de capture de mouvement basique et il n’y a que très peu d’éléments de décor.
Utiliser de vrais acteurs est-il un moyen de se rapprocher de la qualité du cinéma ?
Bien sûr, l’idée est d’être assez proche de la narration cinématographique. Sur le plateau, nous sommes très proches du théâtre : c’est de la performance brute avec peu d’accessoires. Une fois qu’elle a été captée, nous faisons de véritables scènes cinématiques qui nous permettent d’immerger le joueur dans un univers très proche d’un film. On appelle ça du cinéma interactif : c’est le film dont vous êtes le héros.
Votre jeu Beyond : Two Souls a d’ailleurs été présenté en 2013 au Festival du Film de Tribeca aux Etats-Unis…
Comme nous gommons un peu les frontières entre ciné et jeu vidéo, nous avons parfois le bonheur d’être présentés dans des festivals de cinéma. Tribeca a été un moment assez unique.
Pour les acteurs, le jeu vidéo est-il devenu une vitrine au même titre que le cinéma et la série ?
Le jeu vidéo est aujourd’hui, pour un grand nombre d’acteurs, un média dans lequel il est possible pour eux de s’exprimer. Ce qui n’était pas le cas pendant longtemps. Il y a une quinzaine d’années, lorsque je contactais des agences, les acteurs me disaient qu’ils ne faisaient pas de jeu vidéo. Certains se reconnaissent aujourd’hui comme des acteurs de ce média : ça leur paraît naturel et ils envisagent de construire leur carrière sur ce métier. Ce n’est plus un statut tabou.
Si vous faites appel à des acteurs spécialisés en jeux vidéo, vous avez également fait jouer des stars de cinéma, notamment Ellen Page et Willem Dafoe dans Beyond : Two Souls. L’utilisation d’acteurs est-elle parfois motivée par l’impact, en termes de communication, qu’elle peut avoir ?
Nous n’avons jamais choisi un acteur ou une actrice pour rajouter un joli nom sur la jaquette. Nous nous sommes rapprochés de certains comédiens pour le talent : nous avons cherché ceux qui correspondaient le mieux à nos personnages. Nous avons eu la chance de travailler avec des acteurs de renom, mais nous pensions déjà à eux lors de l’écriture du jeu.