Quelle a été votre première intuition concernant le sound design du jeu ?
À mon arrivée sur le projet, l’identité de Jusant était en train de s’établir progressivement, mais le cœur de ce que le jeu voulait transmettre était clair : offrir une expérience relaxante et contemplative sur fond de message écologique, une ode poétique à l’importance de la nature. Une première ébauche de l’expérience audio avait déjà été posée par mon manager, Carl Malherbe. Il était donc relativement simple de se projeter dans la direction vers laquelle on voulait se diriger et les différents défis que l’on allait rencontrer. On est, par exemple, assez habitué à ce que l’escalade soit présente comme mécanique secondaire dans un certain nombre de jeux. Or, toute l’expérience de Jusant repose sur cette escalade. Il fallait y apporter un soin et une attention particuliers, à la fois pour la rendre intéressante et pour retransmettre toute la « physicalité » des actions. L’autre défi majeur était de pouvoir caractériser la mystérieuse tour que l’on est en train de gravir, et qui ne contient plus que les vestiges d’une civilisation éteinte après la disparition de l’eau. Cette sécheresse se traduit par une carence en faune et en flore et donc en sources potentielles de sons. Il fallait trouver les moyens de rendre le silence audible.
Il y a très peu de musique dans Jusant. Comment avez-vous décidé de ce parti pris, et de quelle façon ont été déterminés les moments où les musiques avaient leur place ?
Jusant est un jeu « muet » dans sa narration, sans dialogue parlé, avec une histoire racontée uniquement à travers l’environnement et les nombreuses lettres que l’on découvre sur notre chemin. Partant de ce postulat, il a été clair très tôt pour l’équipe - de concert avec le compositeur Guillaume Ferran - que la musique aurait un rôle « vocal » dans l’expérience, qu’elle serait un vecteur fort d’émotion et de caractérisation des aspects narratifs. L’utilisation minimaliste de la musique sert deux fonctions principales : appuyer le sentiment de solitude que veut susciter le jeu, et maximiser son impact émotionnel lors de son apparition. L’idée de ne pas la rendre omniprésente permet d’éviter une surcharge et donc une fatigue auditive, et – lorsque son absence se fait ressentir – de la mettre au premier plan lorsqu’elle est réintroduite. Le choix de son utilisation s’est axé naturellement sur les moments clés de la narration, notamment durant les différentes cinématiques, mais aussi durant les phases d’escalade les plus importantes. La musique aide à la caractérisation des lieux avec une identité visuelle forte ou simplement à supporter l’action à l’écran.
Avez-vous pensé les sons comme des mélodies ?
Une partie des sons de Jusant a une dimension mélodique car la direction artistique du projet le permettait et s’y prêtait bien. Également parce que cela venait renforcer l’immersion et certains moments importants. Cette direction est apparue de manière plutôt organique durant le développement. Certains cas ont été traités consciemment, d’autres ont été le fruit d’un heureux hasard. Un exemple qui me vient en particulier est celui du chant des méduses flottantes que l’on rencontre durant notre ascension. Elles apparaissent après une longue et sinueuse montée à travers les entrailles de la tour, dans un gigantesque réservoir d’eau souterrain vide s’étendant à perte de vue. Le son des méduses avait été créé assez tôt durant le développement, à un moment où il n’y avait pas encore de musique sur cette zone. Comme le reste du jeu, l’endroit avait subi de nombreux changements et itérations, et le chant solitaire produit par quelques méduses isolées était devenu une chorale créée par un essaim massif occupant tout l’espace sonore et visuel. Quelques mois avant la sortie du jeu, en jouant à cette partie avec la version finale de la musique, nous avons réalisé que le chœur de méduses et la musique étaient tous deux dans la même tonalité et se complétaient plutôt harmonieusement, sans que cela soit prévu initialement. Dans le cas des cinématiques, une grande partie des sons a été adaptée pour se fondre au mieux avec la musique et venir ainsi renforcer son impact et la cohérence avec le visuel.
Combien de temps a-t-il fallu pour arriver à un résultat qui correspondait à vos attentes et à celles de l’équipe ?
Notre travail est par essence collaboratif et vient se construire sur la durée. Le temps de développement d’un jeu étant relativement long, il faut s’armer de patience et avoir la capacité de se projeter au mieux sur le rendu final de notre travail. La création d’un jeu ne se fait pas de manière linéaire, mais plutôt en parallèle sur différents sujets. Cela implique en permanence la participation d’une multitude de corps de métier. L’audio étant situé en bout de chaîne, il vient se greffer progressivement une fois les éléments en place et prend particulièrement sens dès lors que le tout forme quelque chose de cohésif. Par exemple, pour établir les sons qui viennent peupler l’ambiance (le vent, la faune, les objets, etc.), il faut déjà avoir une idée de l’architecture des lieux. Avant d’arriver au résultat, une base architecturale est créée à l’aide de formes géométriques simples par les level designers et permet de définir le squelette des zones, en vérifiant la bonne intégration des éléments gameplay avec l’environnement. Cette étape intervient avant même l’habillage visuel par l’équipe Art et revêt un aspect relativement abstrait. Quand on commence à y mettre des éléments audio, il faut se figurer au mieux, à l’aide notamment des concepts visuels et des directions de l’équipe, comment doit sonner l’endroit dans lequel on se situe. Plus le rendu graphique progresse, plus il devient simple d’entendre ce qui fonctionne déjà ou ce qui nécessite des retouches et ainsi, venir graduellement ajuster les éléments pour enrichir le résultat. Ce n’est que dans les derniers mois de production, une fois que l’entièreté du jeu est jouable et que tous les éléments visuels et sonores sont en place, que l’on peut prendre le recul nécessaire pour se rendre compte du résultat. Et c’est lorsque tous ces éléments se juxtaposent enfin que notre travail prend tout son sens.
Il y a une sorte de léger écho permanent dans Jusant. Quel usage a-t-il à vos yeux ?
La réverbération des différents espaces a été particulièrement utile pour habiller le paysage sonore et venir naturellement appuyer le sentiment de solitude que l’on cherchait à transmettre. L’écho des différents lieux joue à la fois un rôle purement esthétique mais aussi un rôle pratique, permettant de donner une physicalité à l’espace en nous apportant des informations spatiales et de dimensions. La réverbération peut aider à caractériser efficacement le passage de l’intimité de couloirs étroits à l’immensité du vide de larges cavernes. Les efforts dans la voix de notre personnage, ses bruits de pas sur le sol et les murs, vont venir enrichir la quantité d’échos et habiller la progression sonore de l’ascension. Il nous est apparu assez tôt qu’il fallait mettre la réverbération en avant en termes de volume, et donner des paramètres de réverbération propres à l’architecture de chaque pièce que l’on traverse. Cela a permis de mieux caractériser les espaces, leur conférer du détail et appuyer leur délimitation.
Lorsque l’on trouve un coquillage, on peut en quelque sorte écouter le passé. À quels types de difficultés vous êtes-vous confronté lors de ces séquences ?
Les coquillages ont été pensés pour être des échos du passé, comme des enregistrements de magnétophone à une période où l’eau et la vie étaient encore abondantes. C’est l’un des rares moments où l’on peut entendre le son de l’eau durant notre ascension, à défaut de la voir. La première itération de cette fonctionnalité voyait le personnage se mettre en tailleur et nous laissait le contrôle de la caméra, tout en jouant une ambiance sonore censée représenter le passé. Il est très vite apparu à l’équipe que se reposer sur le simple feed-back audio était trop abstrait et limitait fortement la compréhension de ces « cartes postales » sonores. La douzaine de coquillages présente dans le jeu s’est transformée au travers d’un travail itératif avec les équipes Narration, Camera, Art et Audio, en devenant progressivement de petites cinématiques racontant chacune une courte histoire qui boucle, avec des plans de caméra fixes s’appuyant sur des éléments du décor. La plus grande difficulté en audio était de pouvoir raconter avec clarté une histoire dans un temps court en se reposant principalement sur le son. Il fallait penser l’utilisation des sons pour qu’ils soient le plus intelligible possible ou, à défaut, qu’ils puissent au moins susciter une émotion claire à leur écoute.
Comment êtes-vous parvenu à briser la monotonie de certaines séquences ?
Le son produit par notre personnage est vital pour aider à sa caractérisation et à l’immersion. Il a donc été traité avec un soin particulier, car il vient naturellement nous accompagner pendant l’entièreté de l’expérience de jeu. La finesse du travail d’animation a facilité l’intégration des types de sons en permettant de dépareiller chaque pied et chaque main et faire varier leur intensité suivant la vitesse du personnage. À cela vient s’ajouter la diversité de sons des matières sur lesquelles on marche ou grimpe, comme les différents types de roche, le bois, la mousse ou le métal, ainsi que les différents éléments composant l’équipement de notre personnage : les mousquetons, le baudrier, la parka, la corde et son enrouleur. Il nous paraissait important d’avoir de la richesse dans la quantité et la variété des sons, et ainsi se prémunir plus facilement de la fatigue auditive liée aux déplacements. Une partie de ces sons a pu être captée durant une session d’enregistrement de plusieurs jours dans la nature en Normandie et a servi de base pour toute la durée du projet. Une autre partie importante de notre personnage est sa voix. Elizabeth Wautlet nous a prêté ses cordes vocales durant plusieurs longues sessions pour constituer toute la panoplie d’onomatopées d’efforts, cris, respirations et émotions que transmet notre héros pendant son ascension. Le rythme global du jeu participe activement à briser cette monotonie, en alternant les phases d’escalades et de marche, et donc des cycles d’efforts et de respirations, qui basent leur intensité sur l’endurance restante, permettant naturellement d’apporter de la variation. Autre solution à laquelle nous avons eu recours est d’imiter l’habituation de l’oreille humaine, en baissant progressivement le volume des sons de grimpe au bout de quelques minutes après chaque lancement de partie. Ce qui permet ainsi d’atténuer la fatigue auditive et mettre en avant d’autres éléments du paysage sonore.
Comment parvient-on à mettre le joueur dans la peau du personnage à travers le son ?
Jusant à l’avantage d’être tactile dans sa sensation de grimpe, avec une utilisation séparée des gâchettes et des sticks permettant le contrôle fin des membres et des mains. L’audio peut alors se greffer assez naturellement pour renforcer ce sentiment en apportant du poids aux animations. Le plus important reste que manette en main, on puisse entendre que nos différentes actions ont un impact sur ce qui nous entoure, que ce soit marcher sur un ponton en bois, planter un piton dans la falaise ou encore agripper une échelle métallique. Les mouvements du personnage et ses interactions avec l’environnement viennent alors apporter du dynamisme dans l’ambiance sonore de manière organique. L’autre particularité du jeu est qu’il dépeint un univers certes poétique et onirique, mais pour la majorité statique et déserté. Pour nous immerger au mieux dans ce monde et le rendre vraisemblable, il fallait trouver une balance entre la caractérisation du sentiment de solitude et le fait de garder un rendu des ambiances assez riche et intéressant, en créant l’illusion de vie. Pour ce faire, une partie des sons apparaissent en hors champ, notamment des sons de faune qui ne sont pas physiquement présents dans le jeu, permettant d’habiller de manière « invisible » l’espace sonore. Nous avons également fait produire du son à des objets qui n’en produisent pas nécessairement par eux-mêmes, comme des containers d’eau, des poulies, des cagettes en bois, etc. Le placement de sources audio sur une multitude d’objets statiques permet de venir subtilement peupler le paysage sonore sur notre chemin. L’envie n’était pas d’avoir un rendu nécessairement réaliste, mais plutôt de faire en sorte que l’expérience d’écoute soit dynamique et agréable.
Quel plaisir est-ce pour un sound designer de travailler sur un jeu où le son est central, ce qui est rarement le cas ?
Par déformation professionnelle, j’aurais tendance à dire que le son est une composante centrale dans n’importe quel jeu vidéo, mais c’était d’autant plus le cas pour un projet comme Jusant. Le choix de ne pas se reposer uniquement sur la musique pour combler l’espace sonore et de n’y faire appel que pendant les moments les plus impactants comportait le risque que le reste de l’expérience audio paraisse trop fade ou vide. Il a fallu tâtonner et itérer pour avoir un rendu assez riche et dynamique, afin qu’il reste captivant sur une expérience de plusieurs heures. Mais l’audio ne se suffit pas à lui-même et ne peut fonctionner que parce qu’il s’inscrit dans un contexte artistique global, en venant s’alimenter de tous les éléments qui composent le projet.
Jusant est disponible sur PS5, Xbox Series et Steam.
Le jeu a bénéficié du soutien du CNC.