Faire du clip un objet de cinéma, était-ce votre objectif au début de votre carrière ?
Colin Solal Cardo : Je ne suis pas arrivé dans le milieu du clip en me disant que j’allais faire du clip. C’est le cinéma qui m’a donné envie de faire de la vidéo. Enfant, je n’avais pas le droit de regarder la télévision, les films ont donc été ma première consommation d’images. Lorsque j’ai commencé à manipuler un caméscope, c’était pour faire des courts métrages dans une démarche cinématographique. J’ai aussi grandi dans le monde de la musique car ma mère est chanteuse. J’ai commencé à filmer la musique en rejoignant La Blogothèque où on tournait des vidéos en plan-séquence, parfois dans des conditions documentaires. Ce n’est pas que j’avais envie de faire du clip un objet de cinéma, mais mon approche a toujours été cinématographique même si le langage du clip est spécifique. C’est presque comme du cinéma expérimental car c’est un format très libre.
L’aspect promotionnel du clip a-t-il une influence sur votre écriture ?
La conscience de l’aspect « marketing » n’est arrivée pour moi qu’après quelques années à naviguer dans l’industrie de la musique. Mais ma mère étant chanteuse, j’ai vu ses propres démarches, j’avais donc malgré tout déjà conscience de l’industrie qui se trouve derrière une musique ou encore des difficultés pour exister en tant qu’artiste.
Je n’ai pas l’impression de vendre quoi que ce soit mais plutôt de raconter un artiste de la manière la plus intime possible. Lorsque je rencontre ce dernier, j’essaie de comprendre son parcours, ce qu’il peut avoir à raconter au moment où nous travaillons ensemble. Un réalisateur de cinéma peut faire un film très inspiré par un acteur ou une actrice, mais on ne dit pas, par exemple, que Leos Carax fait la promotion de Juliette Binoche quand il la filme. Je n’ai pas l’impression de faire la promotion d’Yseult ou Christine [and the Queens] lorsque je fais un clip avec elles. Je crée avec elles un visuel permettant d’emmener leur musique et de la faire voyager.
Partez-vous de la musique, des paroles ou de vos échanges avec l’artiste pour imaginer le concept du clip ?
Un peu tout. Je commence évidemment par écouter la chanson, parfois des centaines de fois. Je vis avec et je l’écoute dans différentes circonstances - chez moi, en dehors, en marchant - pour voir les émotions et les images qu’elle me provoque. Mais il faut aussi avoir conscience de ce que l’artiste veut exprimer à ce moment-là. Il peut venir d’une certaine esthétique et avoir envie d’autre chose. Ce n’est pas non plus la même chose de travailler avec un jeune artiste. Il faut dans ce cas essayer d’exprimer au plus juste une identité en train de se développer et qui n’est pas toujours totalement exprimée. Avec un artiste plus expérimenté mais que je connais moins, je vais creuser dans son histoire, aller revoir des interviews et performances, réécouter sa musique, revoir ses anciens clips afin d’essayer de retracer son chemin pour voir où il en est aujourd’hui et comment je peux l’accompagner. Certains artistes avec lesquels je travaille, même ceux que je viens de rencontrer, peuvent parfois me raconter leur rêve de la veille ou une rupture difficile. Ces choses-là infusent dans le visuel.
Il faut donc une grande capacité d’écoute et de la psychologie ?
Complètement. Les tournages de La Blogothèque étaient différents de ceux d’un clip, très spontanés. Avoir ainsi rencontré des artistes dans des expériences aussi intimes a façonné mon approche. Même lorsque je fais un clip très pop ou plus commercial, il y a derrière beaucoup de discussions touchant à l’intime. Mon travail est de décoder leur histoire, d’y mêler la mienne et de créer un point de rencontre entre les deux.
Vous leur proposez ensuite des scénarios qu’ils valident ?
Tout dépend du projet. Certains, plus commerciaux, sont une pure commande avec des attentes clairement exprimées - même si le concept n’est pas encore là. Je reçois aussi des projets où il n’y a qu’une chanson et une envie vague. Il me faut parfois une à deux semaines pour écouter la chanson et écrire mes concepts à proposer à l’artiste. J’en imagine parfois plusieurs sans les envoyer, jusqu’à ce qu’une idée s’impose. Certains artistes sont très impliqués dans leur visuel, comme Christine [and the Queens] qui a une vraie culture de l’image et avec qui j’ai collaboré de manière très proche pour l’écriture. Lorsqu’on a commencé à travailler ensemble, elle venait souvent avec une idée assez précise de ce qu’elle voulait. Je la développais ensuite cinématographiquement.
Vous avez réalisé pour Christine and the Queens La Vita Nuova, un court métrage de 14 minutes illustrant les titres de l’EP du même nom…
Il y a eu dès le départ une alchimie entre nous deux qui avions des références communes. Un film comme La Vita Nuova ne peut pas exister sur une commande, il faut une intimité avec l’artiste pour se lancer dans un tel projet. Il constitue vraiment l’aboutissement d’une relation qui s’est développée pendant plus de deux ans. Je viens de La Blogothèque, du plan-séquence, d’une école de l’économie où on se pose comme question : « Qu’est-ce que je peux faire avec une caméra, un micro et c’est tout ? ». Au fur et à mesure de de ma carrière, les budgets ont grossi et les équipes sont devenues plus importantes. Mais je n’ai pas connu l’âge d’or du clip de la fin des années 1990 avec des budgets énormes. Aujourd’hui pour être ambitieux et avoir les moyens de faire un film comme La Vita Nuova, il ne faut pas faire juste un clip, il faut mutualiser les budgets. C’est la seule manière d’avoir assez d’argent pour tourner sur plusieurs jours, ce qui coûte cher. Sans compter que depuis trois ans, je ne tourne qu’en pellicule, ce qui a aussi un coût important. Nous n’avions pas les moyens de faire un clip pour chaque titre de l’EP et nous n’avions pas envie de le faire car cet EP possède une structure très narrative. Nous avons donc quasiment écrit la vidéo comme une comédie musicale et non comme un clip traditionnel avec des tableaux et des choses filmées séparément qui sont ensuite mélangées au montage. Là, je voulais voir le film devant moi en répétition. C’était la seule manière pour moi de faire entrer le tournage dans un temps réduit.
Pourquoi utiliser de la pellicule ?
J’ai grandi avec un cinéma majoritairement de pellicule. Au début de ma carrière, j’ai couru après cette image-là sans savoir qu’il s’agissait de ça. J’ai longtemps travaillé en numérique jusqu’au moment où j’ai pu imposer la pellicule sur mes tournages. Avec le numérique, on peut laisser la caméra tourner pendant des heures. Au montage, il y aura beaucoup de rushes et beaucoup de déchets. Il faut ensuite travailler d’arrache-pied pour retrouver à l’étalonnage ce qu’on a vu sur le plateau en termes de couleurs, ce qui épuise finalement. J’ai fini par ne plus avoir envie de tourner. La pellicule est coûteuse donc chaque prise compte. Sur le plateau, tout le monde est donc plus concentré. Au montage, c’est un bonheur car il y a peu de matière mais elle est très belle. A l’étalonnage, il faut juste la sublimer. Et en sortant le film, tu es heureux. La pellicule m’a redonné du bonheur dans mon travail. Pour le clip d’Yseult, Corps (qui a bénéficié d’une aide du CNC - ndlr), je trouvais important de tourner en 35 mm pour donner une valeur à sa performance dans ce plan-séquence de 5 minutes, très éprouvant pour elle.
Dans ce clip très dépouillé, elle se met à nu au sens propre comme figuré.
Elle se dévoile effectivement totalement et c’est très fort. Pour une jeune artiste indépendante comme elle qui finance ses clips par sa propre structure, il faut du courage pour accepter une vidéo aussi dépouillée et minimaliste qui coûte cher malgré tout entre la pellicule, les lumières, le tournage dans un grand studio, la pièce d’art contemporain fabriquée sur mesure selon le moulage de son corps… Il y a un coût important pour un clip qui va à l’encontre de tous les standards qu’on attend d’une vidéo de variété et de pop. J’adore ce clip qui m’émeut beaucoup. Il faut du courage pour se mettre à nu pendant 5 minutes avec une caméra braquée sur soi en donnant une performance sensible. J’avais peur que le public zappe le clip à cause de son minimalisme. Mais la personnalité d’Yseult a transpercé l’image et les gens ont pris le temps de passer un moment avec elle.
Revenons-en à La Vita Nuova. Ce court de 14 minutes est-il une première étape vers le cinéma ?
Je me méfie de l’envie de cinéma car je ne souhaite pas me mettre la pression. Lorsqu’on fait de la vidéo, il y a toujours un moment où on nous demande « Alors, quand est-ce que tu fais un film ? » comme si ce n’était pas suffisant. Je n’ai jamais eu l’impression de ne pas être à ma place lorsque je fais de la musique, même si un feu en moi me pousse à exploser les formats et à essayer de toujours renouveler mon approche du clip. Un projet comme La Vita Nuova oblige à avoir une écriture au service d’une narration plus longue, en l’occurrence 15 minutes ici. Nous avons également eu la chance d’avoir dans ce clip le comédien Félix Maritaud (Sauvage) que j’aime beaucoup. Il y a effectivement des perches tendues vers le cinéma mais j’essaie plutôt de ramener le 7e art dans ma pratique.