Pour vous, quels sont les liens entre le son et l’image ?
J’ai grandi avec un amour du cinéma en écoutant enfant, le soir dans mon lit avant de me coucher, beaucoup de BO. Je m’imaginais des films sur ces musiques-là. Lier le son et l’image est donc assez naturel pour moi. C’est ainsi que mon oreille musicale et mon œil de réalisateur se sont formés.
Les images du clip vous viennent-elles dès que vous composez la musique ?
Elles viennent assez vite, oui. Mais je n’ai pas une règle de travail constante : un morceau peut venir d’une image et inversement. Tout s’entremêle et la règle diffère d’une chanson à l’autre. Pour Goliath, j’ai très vite eu en tête l’image de machines industrielles. Le son m’évoquait de manière assez littérale des choses un peu rotatives avec un côté destructeur.
Il y a plusieurs niveaux de lecture dans votre clip : hommage à la classe ouvrière, soumission de la nature à l’homme…
Oui, et pour moi c’est très bien : je n’aurai pas la prétention d’avoir des réponses à des questions aussi grandes que l’écologie et l’industrie, mais la taille de ces questions m’interpelle. Il y a une dissonance captivante entre la fascination des grandeurs et la répulsion qu’elles peuvent créer. Ces machines exprimaient à mon sens la démesure du système industriel tel qu’il s’est déréglé et les effets de ce dérèglement sur les rapports entre les humains. Les niveaux de lecture du clip sont très variés car mon travail questionne plus qu’il n’apporte de réponses.
Mais comment écrit-on un scénario avec autant de niveaux de lecture ?
Ce clip a été assez douloureux dans sa constitution. On a beaucoup été contraints par nos envies pour le tournage : on voulait vraiment s’immiscer sur ce site et le montrer pour ce qu’il est, sans en altérer son fonctionnement. Il y a une partie presque documentaire, ce qui a presque contredit nos plans d’écriture.
Comment avez-vous conçu l’aspect documentaire du clip ?
Les acteurs sont mélangés aux ouvriers dans l’idée justement de ne pas avoir de point de vue radical sur ces machines et de ne pas interférer dans la vie du site. J’ai passé beaucoup de temps avec les employés de l’entreprise pour essayer de comprendre la manière dont ils travaillent et leurs conditions de vie. Les permis ont été très compliqués à obtenir et il y a eu de nombreux allers-retours sur le site pour la préparation. Au total, j’ai passé presque trois semaines là-bas et le tournage, lui, a duré 4 ou 5 jours. Nous avons multiplié les axes de caméra en travaillant les vues aériennes grâce à un drone ainsi qu’à bord des machines avec les ouvriers.
Comment avez-vous choisi l’esthétisme du clip et sa mise en scène ?
J’avais envie de transférer l’univers de l’entreprise dans celui de la science-fiction et d’inventer ainsi une science-fiction industrielle. L’idée de brouiller les pistes sur ce qui est vrai ou pas, et de faire naître un trouble, m’intéressait. J’ai créé le nom de l’entreprise qui apparaît dans le clip, la manière dont les employés sont habillés, les logos… Il y a eu avec mes équipes un important travail de post-production pour transformer et maquiller les images afin de leur donner un sens encore plus mystérieux.
Au-delà du tournage, vous avez donc mis en place tout un univers parallèle autour du clip ?
Oui, nous avons même créé le site internet de cette entreprise, son organigramme, des comptes sur les réseaux sociaux pour ses employés… L’idée était d’imaginer un monde autour de cette histoire pour lui donner une dimension très immersive et désamorcer un peu l’aspect très documentaire du tournage. On voulait recréer de la fiction et de la mythologie.
Vous avez donc fait, une nouvelle fois, de votre clip un vrai laboratoire d’expression artistique.
Pour moi, les clips sont faits pour ça, pour se permettre de réaliser des choses qu’on ne peut pas faire en fiction. Personnellement, j’arrive très vite, et de plus en plus, aux limites du clip où on est contraint par son format qui demande de mettre en avant la musique et très souvent sans dialogue. On sent peut-être dans mes vidéos que j’essaie de pousser les murs pour passer à la fiction.
Qu’est-ce qui fait du clip un espace idéal pour créer et expérimenter ?
Il demande un temps d’attention plus court qu’un film et qu’un court métrage. La contrainte de narration permet davantage de divergences et de liberté. Il serait insoutenable de voir un clip d’1h30 au cinéma : ce n’est pas pour moi le même univers, le même rapport avec les personnages. Au cinéma, j’aime le fait que les choses soient évoquées horizontalement, selon une chronologie et un développement séquentiel du personnage avec du dialogue et un ressort dramatique. Le clip est davantage un empilement vertical, comme des calques ou des images qui se superposent avec une notion du temps et d’espace qui peut être brouillée. Pour moi, il n’y a pas de clip sans bon concept. Mais un film ne peut pas se reposer sur un concept. D’autre part, il ne faut pas oublier que le clip est un objet commercial, publicitaire – même si je ne considère pas mon travail comme de la publicité. Il y a l’idée de vendre un morceau, d’en raconter l’histoire, d’y ajouter une dimension.
Vous avez commencé à écrire un long métrage. Le processus d’écriture est-il le même que pour un clip ?
Je ne me permettrais pas de parler de l’écriture d’un long métrage car je n’ai pas trouvé jusqu’à maintenant la manière d’écrire, ma vision ou les collaborateurs pour y arriver. Je ne sais donc pas si ma méthode est la bonne. Pour le clip, le scénario doit pour moi tenir en très peu de lignes et être très concentré. Michel Gondry et Spike Jonze sont à mon sens les grands maîtres du clip car ils arrivent, à partir d’une idée très simple, à trouver un champ de liberté exhaustif : l’idée est explorée dans toutes ses variations, ses ambivalences et sa complexité.
Vous introduisez la couleur dans le clip de Goliath, contrairement à vos vidéos précédentes. Pourquoi ?
J’ai utilisé le noir et blanc pour Iron, le clip du premier single, pour des raisons économiques : j’avais tourné mes acteurs sur fond vert et pour ne pas avoir à refaire tous les fonds, j’ai simplement passé les images en noir et blanc. Ce choix de direction artistique provoqué par une contrainte économique a défini l’esthétique d’Iron et je ne le regrette pas. Mais pour mon nouvel album, je voulais faire les choses différemment. Peut-être parce que les thématiques sont plus réelles et réalistes. Je voulais créer un peu moins de distance pour être davantage dans un documentaire que dans une fable.
L’une des séquences marquantes de Goliath montre des morceaux de charbon qui, sur un tapis roulant, vibrent au rythme de la musique. Comment l’avez-vous réalisée ?
Pour les effets spéciaux, j’ai travaillé avec la société Firm. Mais j’ai réalisé moi-même cette séquence en images de synthèse sur mon ordinateur. Elle est assez simple techniquement : des fragments de charbon ont été scannés en 3D puis animés avec des processus dynamiques, c’est-à-dire des algorithmes qui recréent un réalisme de mouvement et de collision. Tout ça est mû par des forces que j’ai programmées en les synchronisant avec la musique et en ajoutant des effets de fumée.
Est-ce important pour vous d’aller au-delà du tournage et de réaliser aussi vous-même une partie des effets spéciaux en post-production ?
Oui, c’est aussi important que de s’intéresser à l’optique, à la manière de créer les costumes, de maquiller les acteurs… Les effets spéciaux sont des outils qui permettent d’étendre la narration. Il ne s’agit pas de faire de la post-production pour faire de la post-production et de tomber dans une fascination de la technologie. Mais il faut connaître les outils pour s’interdire le moins possible en narration. Savoir faire les choses permet aussi parfois d’éviter des catastrophes en tournage et de perdre du temps à enlever un élément sur le plateau alors qu’il ne faut que quelques secondes pour l’effacer ensuite.
Avez-vous déjà défini les univers explorés dans vos prochaines vidéos ?
On avait prévu un nouveau tournage qui a dû être annulé avec le confinement. Dans le climat actuel, je suis très heureux d’avoir pu faire ce premier film. Pour être honnête, je me laisse un peu porter pour la suite. La perspective de réinventer constamment les choses ne m’a jamais tétanisé. J’ai par exemple travaillé 3, 4 ans sur le projet Goliath, aussi bien sur le son que sur l’image ou la mise en place des univers. Au dernier moment sur le tournage, il y a évidemment des imprévus qui détruisent parfois le travail réalisé pendant toutes ces années. Mais ça fait partie du processus créatif. Il faut savoir se réinventer. Actuellement, je travaille sur une campagne digitale pour l’album. J’essaie de raconter autrement les histoires que je voulais mettre en images. C’est une quête secondaire pour approfondir les univers et les personnages que j’avais envie de mettre en place. Et ce travail va surtout se poursuivre sur scène ensuite.
Le clip de Goliath a reçu l'aide de la commission des vidéomusiques du CNC.