« La puissance est dans nos mains », chantaient Kool Shen et JoeyStarr en 1990. Trois décennies plus tard, leur Monde de demain est devenu une série Arte qui raconte la naissance d’un groupe, d’un mouvement, d’un phénomène. Une période que les deux créateurs ont touché du doigt durant leur jeunesse : « Je viens plutôt de la culture rock. Mais pour moi le rap, c’est un peu une continuité du punk rock, dans l’énergie contestataire », explique d’abord Katell Quillévéré, qui, comme Hélier Cisterne, a découvert NTM au milieu des années 1990 : « Je me suis intéressée à eux, à leur parcours et j’ai trouvé ça fascinant. J’adore lire des biographies, parce que ça raconte aussi des contextes. NTM, c’est très bien comme groupe de rap, mais ce qui est encore plus intéressant, c’est leur histoire personnelle. Le groupe en tant que tel raconte les médias et l’industrie du disque. Leur parcours, en revanche, raconte la France de l’époque, la manière dont le hip-hop est arrivé. C’est fait de plein de détails qui s’étalent au fil du temps... » De ce constat est née l’envie de réaliser une série sur la jeunesse de Didier Morville (JoeyStarr) et Bruno Lopes (Kool Shen), plutôt qu’un biopic sur leur ascension spectaculaire dans la musique : « On a cherché à faire quelque chose d’ample et de romanesque autour d’une jeunesse qui, tout à coup, devient visible. Des enfants d’immigrés qui ne sont pas représentés dans la société à ce moment-là et qui s’approprient une culture venue des États-Unis, en faisant un truc un peu fou, qui finira par devenir la culture majoritaire dès la décennie suivante » reprend Katell Quillévéré.
Le Monde de demain filme donc NTM comme la catharsis d’une époque, qui passe aussi bien par la danse, le graffiti que le rap. « Didier et Bruno ouvrent les portes sur autre chose, sur d’autres gens. Ainsi, le DJ Dee Nasty est aussi important qu’eux dans la série. Le Monde de demain est un grand ensemble parce que NTM était un vaste collectif avant d’être résumé à deux personnes. » Pour écrire cette histoire, Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ont pris le temps d’écouter ceux qui l’ont vécue. « On a commencé à écrire avec humilité, raconte la scénariste. Parce qu’on n’a pas vraiment connu les années 1980, on était trop jeunes. Le rap, ce n’est pas notre culture. Alors on a rencontré, écouté ceux qui ont inventé ce mouvement. Et c’est à partir de cette matière vraiment intime qu’on a pensé Le Monde de demain. Parce que c’est une série sur l’adolescence. Cela partait forcément de l’histoire personnelle des uns et des autres et la manière dont elle a été percutée par cette culture-là. » Il a donc fallu prendre le temps. Aller voir les acteurs de l’époque, discuter, échanger, encore et encore, pour rester au plus près d’une certaine réalité : « On a eu le temps nécessaire pour écrire, là où la plupart des projets télévisuels ou de plateforme sont hyper conditionnés, voire contraints, en termes d’écriture, insiste Hélier Cisterne. La phase de développement est souvent sous-payée et les gens se partagent quelques milliers d’euros. On ne peut pas en vivre réellement, ce qui empêche de travailler longtemps en amont sur une bible. Et dès que cette bible est validée, tout à coup, il faut tout faire en accéléré... Pour Le Monde de demain, nous avons eu beaucoup de temps. On a pu faire des heures d’entretien avec Didier et Bruno, avec Daniel (Dee Nasty)... On a eu le temps de s’informer, de lire, de rencontrer un maximum de gens ayant gravité autour de NTM à cette époque. On savait qu’on voulait écrire cette série à partir des détails de leurs vies, les déplacements, les rencontres... On sait qu’ils ont découvert la danse au Trocadéro, mais comment y allaient-ils ? En métro ? Est-ce qu’ils resquillaient ? De quoi parlaient-ils sur le trajet ? Quelles étaient leurs passions avant le hip-hop ? On était dans la recherche du détail extrême. On était dans une écriture de “drama”, pour remettre au centre du scénario les moments ayant bouleversé émotionnellement nos personnages. Beaucoup plus que les grands événements publics de leurs vies... »
Un processus d’écriture particulièrement minutieux, fait d’allers-retours réguliers afin de confronter les versions des uns et des autres, et pour combler les manques. « Comme la mort de Malik Oussekine. On voulait savoir comment cet événement les avait marqués, comment ça avait infusé chez eux. Bien sûr, on a écrit une fiction, mais l’idée était de ne pas travestir la réalité. On n’a pas forcé des choses de l’époque, comme le sida, qui n’existait pas vraiment pour eux là où ils étaient. » Et puis, pour esquisser au plus près les Didier, Bruno et Daniel de leur série, il a fallu réussir « l’équilibre entre ce que chacun nous racontait de lui, intimement, et comment ils étaient perçus par les autres, par leurs proches. Ainsi, on a créé un personnage qui ressemble peut-être moins à ce que JoeyStarr pense de lui-même, mais qui est un mélange de ce qu’il nous a dit et de ce que les autres pensaient de lui. Au final, ça donne un personnage plus solaire, drôle et séduisant. »
Car les différents protagonistes n’ont eu aucun mal à se confier. « Kool Shen n’avait jamais raconté sa vie, mais il y avait une relation de confiance entre lui et moi, parce que j’avais fait Réparer les vivants avec lui, il y a quelques années. Il y avait quelque chose de déjà installé entre nous », explique Katell Quillévéré, qui estime aussi être arrivée au bon moment avec cette série. « Ils ont une cinquantaine d’années, ils sont en paix avec leur jeunesse. Ils sont capables de prendre du recul et ils avaient envie d’en parler. Le Monde de demain, c’est d’abord une question de timing... »
Les deux créateurs et cinéastes, bien épaulés par David Elkaïm et Vincent Poymiro, qui les ont guidés dans l’univers des séries, ont ainsi pu penser étroitement l’adaptation de leur vie avec les anciens de NTM, jusqu’à réécrire des scènes avec eux. « On a collaboré avec eux à toutes les étapes de la production. » Jusque dans le casting. « Ils n’avaient aucun droit de veto. Mais ils ont eu leur mot à dire sur certains aspects. Anthony Bajon en Kool Shen, le mimétisme n’est pas évident au départ, alors il a fallu qu’on sache dire pourquoi on l’avait choisi. » Paradoxalement, les auteurs du Monde de demain ont bénéficié de la crise du Covid-19 pour affiner toutes ces données accumulées : « On avait beaucoup de contraintes parce que la série raconte la vie de personnes encore vivantes. On avait des coûts liés à la reconstitution historique et des soucis de droits puisqu’on raconte une histoire musicale ! Heureusement, la situation liée à la pandémie nous a offert presque deux fois plus de temps d’écriture que ce qui était prévu, avoue Hélier Cisterne. On a ainsi pu faire rentrer la série dans le budget sans être dans l’urgence, en repensant bien l’équilibre des épisodes, en restituant l’énergie de l’époque. Et ça, c’est très important. Si des gens trouvent que Le Monde de demain est une série de qualité, il faut bien qu’ils aient en tête que c’est aussi parce qu’elle s’est faite de manière anormale par rapport aux standards de la fiction en France. On a bénéficié d’un temps supplémentaire à cause de la pandémie, alors que ça devrait être la norme pour faire de la fiction de qualité. »
La production du Monde de demain a également bénéficié d’une longue période de tournage. Quatre-vingt-quatre jours pour filmer les six épisodes. Hélier Cisterne raconte comment la mise en scène a été pensée dans un esprit d’impro, « pour ne jamais filmer quelque chose de trop prévu. La caméra se devait d’être dans leur regard, tout en les regardant. Une caméra qui cherche à s’adapter quasiment en direct en évitant de tomber dans une direction singeant le documentaire. » Le réalisateur révèle aussi s’être inspiré du style du cinéma social anglais des années 1980, c’est-à-dire « avoir une forme de dignité sans avoir besoin d’être dans la noblesse cinématographique, avec de beaux plans grandiloquents. On a voulu une mise en scène digne, qui assume aussi et qui n’a pas peur de dire des choses. »
Le Monde de demain montre également beaucoup de séquences rappées, de moments de breakdance, « hyper travaillés en amont avec des chorégraphes comme Niko des PCB. Ils ont drivé nos acteurs, ils les ont coachés, et ils ont pensé ces scènes dans l’esprit de ce qu’était la danse hip-hop à l’époque, poursuit Katell Quillévéré. Il y avait une sorte de flash-back à faire, parce que la danse hip-hop a beaucoup progressé, elle est beaucoup plus technique aujourd’hui. Donc il a fallu retrouver une forme d’innocence. Nous, on regardait ça de l’extérieur et après, on essayait d’y inclure nos enjeux dramaturgiques. On ne filmait pas la danse pour la danse et il ne fallait pas perdre de vue la fiction dans tout ça. »
Et puis il y a ce concert de l’épisode 5 à l’Élysée Montmartre. « Eux-mêmes ne se souvenaient pas qu’ils y avaient chanté sur scène pour la première fois », reprend la créatrice, qui révèle avoir ainsi dû repenser cet instant de la naissance de NTM sur scène. « On a composé un inédit pour cette scène, réécrit des paroles en collaboration avec Kool Shen et JoeyStarr et c’est DJ S, celui qui était avec NTM à l’époque, qui a fait la musique. Alors on peut dire qu’on a réformé le trio historique juste pour la série ! »
Le Monde de demain - 6 épisodes de 52 minutes
Créée et réalisée par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne
Écrite avec Vincent Poymiro, David Elkaïm, Raphaël Chevènement, Nour Ben Salem et Ruddy Williams Kabuiku
Avec Anthony Bajon, Melvin Boomer, Andranic Manet...
Musique de Amine Bouhafa et Dee Nasty
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