D’où vous est venue cette envie de réaliser une série documentaire sur DJ Mehdi ?
Thibaut de Longeville : DJ Mehdi : made in France raconte l’itinéraire de mon meilleur ami. Son point de départ est donc intrinsèquement émotionnel. Il ne s’agissait pas de lui rendre hommage, de faire sa biographie, ou de lister sa discographie, mais plutôt d’entamer à travers sa trajectoire un décryptage de la culture populaire en France et à l’international. Treize ans après son décès [le 13 septembre 2011, NDLR], DJ Mehdi reste la seule personnalité qui a œuvré avec autant de succès artistique aussi bien dans le rap que dans la musique électronique. L’ambition de cette série documentaire était d’offrir un outil pour comprendre comment la culture des années 1990-2010 a mené à celle d’aujourd’hui. Au-delà de notre amitié, c’est ce facteur qui m’a convaincu qu’il y avait une histoire puissante à raconter. Un récit intergénérationnel qui dépassait le cadre de la musique.
De quelle manière le projet est-il arrivé dans les mains d’ARTE ?
DJ Mehdi : made in France est un projet indépendant, initié et développé par 360 Creative, ma petite société de production. Avec Unité Films, mon coproducteur, nous sommes allés à la rencontre d’ARTE pour leur proposer ce que j’avais initialement écrit sous la forme d’un unitaire de 90 minutes. Les équipes d’ARTE ont été emballées par le sujet et m’ont proposé de le développer sous forme de série. Il fallait donc imaginer autre chose, car je ne pouvais pas me contenter de découper mon récit en plusieurs parties et d’en faire un discours fragmenté. J’ai entamé un travail de réécriture avec une narration adaptée au format sériel où chaque épisode a son début et sa fin. Cette manière de monter et de réaliser ne s’improvise pas. L’accompagnement d’ARTE m’a permis d’ajouter plus de profondeur à l’œuvre initiale.
Comment avez-vous abordé le storytelling ?
J’ai écrit l’histoire avant de disposer de l’intégralité des archives sur la base d’images qui m’appartenaient et quelques autres dont je connaissais l’existence. Autour d’elles, porté par ma connaissance du sujet, j’ai construit un récit très précis avec des évènements charnières et des thèmes de fond qui ont permis de découper les épisodes. La série suit l’histoire de DJ Mehdi mais j’ai volontairement déplacé certains éléments. J’ai pris également des libertés quant à la chronologie des événements afin de renforcer le rythme des épisodes. Le montage son a également été primordial pour définir la structure de la série puisque la musique est au cœur du documentaire. J’ai ainsi décidé des tracks qui allaient rythmer la narration avant de tourner chaque image. Tous les évènements s’accompagnent d’une entrée en musique. Aucun morceau n’a été sélectionné par hasard. Je dirais finalement que DJ Mehdi : made in France est davantage un thriller musical qu’une biographie.
Comment avez-vous débuté votre travail de recherche documentaire ?
L’archive ne s’invente pas et la reconstitution a toujours moins d’impact que la vérité. Je savais que j’allais forcément devoir filmer des éléments d’évocation pour illustrer certains témoignages, mais je voulais avant tout raviver des souvenirs. Il fallait donc trouver des archives exclusives qui incarnaient les moments racontés en entretien et surtout retrouver leurs protagonistes. J’ai donc commencé à rechercher des contacts clé comme l’assistant de la personne qui avait filmé tel ou tel moment. Petit à petit, j’ai mis la main sur les photographies d’une première soirée des Daft Punk à New York, puis sur celles des coulisses du moment où le 113 gagne deux Victoires de la musique [en 2000, NDLR], celles du concert d’Ideal J à l’Élysée Montmartre dont Kerry James [cofondateur d’Ideal J, NDLR] lui-même ignorait l’existence, et ainsi de suite. Ces images ne sont pas celles que l’on obtient dans des fonds d’archives. Elles proviennent toutes de disques durs personnels. Les archives privées nécessitent des démarches très longues et beaucoup de diplomatie. Heureusement, mes interlocuteurs me connaissaient et me laissaient fouiller leurs caves pendant des heures. Le travail a été colossal et grâce à lui je suis devenu un expert de ce type d’archives ! J’étais équipé d’un tabouret, d’une lampe frontale, de mon masque contre la poussière et de gants… comme un véritable spéléologue ! Je n’aurais pas été en mesure de réaliser une œuvre aussi bien documentée si je n’avais pas commencé il y a plus de dix ans et consacré autant de temps à la recherche.
Avec toute cette matière, comment s’est déroulé le montage ?
Les premiers épisodes de la série ont commencé à être montés alors même que le tournage était encore en cours. La fabrication de DJ Mehdi : made in France s’est étendue de janvier 2022 à juillet 2024. L’écriture s’est réellement confirmée au montage. C’est aussi à cette étape que nous avons retravaillé la timeline de la série pour tisser un récit qui fait davantage la part belle à l’intime qu’à la chronologie exacte des événements. Les personnes interrogées sont d’ailleurs revenues au studio pour nous pousser à creuser les sujets évoqués.
Quel était pour vous le fil conducteur à ne pas perdre de vue ?
Explorer tout ce que je voulais raconter, de l’itinéraire musical de ce compositeur comme colonne vertébrale de la série à l’explosion du rap en France en passant par l’accès de celui-ci aux plateformes mainstream de diffusion. Et enfin, dessiner le portrait d’une époque. Mais ces différents niveaux de lecture pouvaient pousser à faire des détours anecdotiques ou s’enfermer dans un récit très chapitré. Mon objectif a toujours été de ne pas digresser trop fortement sur les sujets connexes, tout en prenant du plaisir à aborder l’héritage de cette deuxième génération d’enfants issus de l’immigration, nés sur le sol français mais avec des origines extranationales.
Quels défis avez-vous rencontrés ?
Il y a eu des enjeux de production, que j’avais anticipés. Je savais par expérience, et aussi car je m’étais moi-même imposé des défis, que j’allais rencontrer des difficultés en termes de financement. Je me suis donné un niveau d’ambition très haut sur la qualité de l’image. J’ai tourné avec des grosses caméras, des objectifs de cinéma, et des lumières de qualité. L’autre défi majeur sur cette série a été d’assurer la compatibilité entre les différents formats son des archives. Pour certains d’ailleurs, je n’ai pas toujours réussi à récupérer les masters. Nous avons dû recréer des séquences de musique en séparant la batterie de la basse et de la guitare, pour reconstituer des créations de tracks. Cette remasterisation des archives, avec une mise en 4K, 8K, ou Ultra HD des sources vidéo et audio, était à la fois excitante et incroyablement complexe ! Mais cette restauration était nécessaire pour avoir de la matière exploitable.
Votre série a atteint les 4 millions de vues en deux semaines sur Arte.tv et YouTube. Comment avez-vous accueilli un tel succès ?
Je ne m’y attendais pas du tout ! En termes de chiffres et de pénétration dans la culture populaire, c’est assez impressionnant et très inattendu pour de la non-fiction. Je ne pensais pas que les internautes voudraient se plonger dans une série qui explore avec autant de détails un sujet aussi spécifique. Et j’avais encore moins anticipé qu’un public éloigné de la culture musicale pourrait s’y retrouver. Contre toute attente, la dimension universelle et sociétale du récit attire même ceux qui ne sont pas familiers de rap ou d’électro. J’espère que mon geste ouvrira des portes à d’autres productions de ce type. Les documentaires musicaux avec un point de vue d’auteur sont encore trop rares ! De nombreuses voix attendent d’être portées à l’écran.
DJ MEHDI : MADE IN FRANCE (6x40’)
Réalisation : Thibaut de Longeville
Production : 360 Creative/Ultra Magnetic, Unité Films, ARTE France
Disponible sur Arte.tv
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