À l’origine de la série, il y a le roman, Tous complices ! paru en 2021. Benoit Marchisio, qu’est-ce qui vous a incité à l’écrire ?
Benoit Marchisio : J’ai été cycliste à Paris pendant les douze ans où j’ai vécu dans la capitale. Un jour, je suis tombé sur ces jeunes hommes avec des sacs sur le dos. Je ne les avais pas remarqués avant, et je ne connaissais pas les applications de livraison. J’ai commencé à creuser le sujet et j’ai vu qu’il y avait dans ce monde des règles propices à écrire un thriller : cette idée d’un compte à rebours, ceux qui trichent, le fait qu’il faut prendre de plus en plus de risques pour faire de plus en plus de livraisons, etc. Petit à petit, j’ai tissé une intrigue en y introduisant le monde de l’information afin de confronter un autre univers à celui des livreurs de repas à domicile.
Katell Guillou, comment êtes-vous arrivée sur le projet ?
Katell Guillou : J’ai été contactée en 2021 par les producteurs du Collectif 64 [Marc Dujardin et Axelle Rivière – NDLR] pour travailler sur l’adaptation de Tous complices ! Benoit avait déjà écrit une première « bible ». Les équipes de France Télévisions étaient intéressées par le projet, et ont souhaité faire appel à un(e) coscénariste. C’est ainsi que je suis arrivée sur le projet et que j’ai découvert le roman par la même occasion. J’ai tout de suite été intéressée par son lien avec l’actualité immédiate. Une plateforme de livraison était d’ailleurs en procès à ce moment-là pour donner un statut de salarié à ses livreurs. Nous étions alors dans une telle immédiateté que j’ai même craint que la série soit périmée au moment de sa diffusion ! Mais pas du tout… La société est tellement en proie à cette « ubérisation » galopante qu’elle ne peut s’en dépêtrer aussi vite. Il y a toujours autant de livreurs et de plateformes. Avec Enjoy !, nous tentons de décrypter le réel et les rouages de ce système.
Le livre était-il naturellement adaptable en série ?
B.M : Les producteurs Marc Dujardin et Axelle Rivière, avaient déjà pu consulter les épreuves du livre au cours d’une séance de pitch. Ça les avait interpellés, mais ils hésitaient entre le film ou la série… J’ai insisté pour en faire une série, parce que la matière pour raconter une histoire au long cours était là. C’est un thème d’actualité qui évolue sans cesse.
K.G : Le roman est très visuel et dialogué. Le potentiel sériel est évident. Mais la question était surtout de savoir sur quoi nous allions nous concentrer. Parce qu’il y a beaucoup d’action, de sous-intrigues et de personnages dans le livre. Il a donc d’abord fallu faire un choix. C’est là que nous avons décidé de nous concentrer sur trois personnages : Abel, Yass et Igor.
B.M : Dès ma première rencontre avec Marc Dujardin et Axelle Rivière, je leur ai fait savoir que j’avais envie d’écrire ou de coécrire la série. C’était un nouvel exercice qui m’intéressait. En revanche, à l’époque de l’écriture du livre, je n’avais pas en tête le projet d’en faire une adaptation plus tard. J’étais déjà très excité à l’idée de sortir mon premier roman. Ça me suffisait. Après, effectivement, le résultat à l’écran correspond à l’énergie que je voulais insuffler à mon roman. Avec mon éditeur [Les Arènes – NDLR], nous cherchions à faire un récit sec jusqu’à l’os. Et je crois que nous avons réussi à faire ce transfert à l’image.
Le titre a changé entre le roman et la série. Pour quelle raison ?
K.G : Nous ne voulions pas d’un titre qui fasse slogan, ni donner l’impression d’asséner un message.
B.M : Tous complices ! avait été trouvé à l’époque par mon éditeur. Un titre ironique assez drôle, parfait pour un roman. Mais pas pour une série pour laquelle il nous fallait un titre court et percutant. Par ailleurs, l’application de livraison n’est pas nommée dans le livre. Nous avons donc réfléchi et choisi Enjoy ! L’ironie derrière le titre Tous complices ! se retrouve également derrière Enjoy ! avec cette idée de dire « Profitez bien du repas que nous vous amenons » alors qu’en parallèle la série traite du hors-champ et de tout ce que nous ne voyons pas avant la livraison.
Comment avez-vous collaboré sur ce travail d’adaptation ?
B.M : Katell a analysé le livre et a mis en exergue les intrigues à développer et les aspects à écarter. Son regard neuf m’a beaucoup apporté. Sur le fond, il a fallu accélérer le temps, parce que le roman se déroule sur un an. Il a fallu étoffer des personnages, comme celui du rédacteur en chef de l’émission. Par ailleurs, je voulais explorer le moment où certains livreurs se mettent à livrer de la drogue pour s’en sortir. Cela nous a permis de pousser l’arche narrative du personnage d’Abel un peu plus loin encore.
K. G : Nous nous sommes tout de suite très bien compris avec Benoit. Je pouvais craindre qu’il soit quelque peu arc-bouté sur son roman et ses idées d’origine, mais pas du tout. Il était ouvert aux suggestions et avait concrètement envie de concevoir un autre objet artistique. Nous avons pu nous éloigner du livre pour réinventer des choses. Je me suis sentie libre dans mes propositions. Nous avons écrit ensemble les arches des personnages, avant de se répartir les épisodes. Benoit est passionné par le cinéma et les séries. Il se voit autant comme un scénariste que comme un écrivain. Surtout, il ne sacralise pas l’écriture littéraire.
Qu’avez-vous découvert sur l’écriture télévisuelle ?
B.M : Quand nous écrivons un roman, nous sommes face à nous-même. Nous sortons du bois pour montrer notre texte à notre éditeur, nous prenons ses retours et nous repartons dans le bois… Là, le processus est très différent. Il faut un synopsis, des arches de personnages, tout un tas de documents nécessaires pour affiner la vision globale de la série. C’est un travail très méthodique et surtout très collaboratif et c’est ce qui m’a plu.
K.G : J’avais déjà travaillé sur des projets de séries qui n’avaient pas abouti. Je crois que l’écriture sérielle se doit d’être très efficace. Nous devons maintenir l’éveil du spectateur en permanence. Et je ne parle pas seulement des cliffhangers à la fin des épisodes. Il faut réussir à garder un intérêt permanent. Et sur cette série particulièrement, le défi était double. Le premier était de faire de l’urgence un principe directeur du récit, car l’immédiateté est l’une des thématiques de la série, que ce soit dans le monde de la livraison ou dans celui de l’information en continu, deux univers régis par la dictature du temps. L’autre défi consistait à entrelacer de manière équitable les trajectoires de nos trois personnages principaux, qui, au départ, sont parallèles et finissent par se croiser.
B.M : D’ailleurs, pour dépeindre au mieux l’univers des chaînes d’information en continu, nous avons regardé beaucoup de talk-shows. Nous étions intéressés par le sujet de l’incarnation et toute la dimension du spectacle qui va avec. Nous voulions explorer une mise en scène théâtrale qui n’existe pas seulement en France. Nous nous sommes aussi bien inspirés des talk-shows français qu’américains.
Quel message souhaitez-vous faire passer aux spectateurs d’Enjoy ! ?
K.G : Surtout pas leur dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Mais les faire s’interroger sur les conséquences d’un acte d’apparence anodine : commander leurs repas en ligne. Et c’est assez flagrant : certains acteurs nous disaient sur le tournage qu’ils n’osaient plus commander des repas via ces plateformes de livraison depuis leur lecture du scénario ! La série pose d’autre part un regard critique sur la société actuelle. Elle dresse un tableau un peu sombre, il est vrai, mais garde aussi des interstices qui laissent passer la lumière. Je trouve qu’il y a, au fond, un message positif à travers ces trois personnages isolés qui finissent par s’entraider. Enjoy ! ouvre aussi de nouveaux possibles en montrant qu’il y a encore de l’espoir à travers la solidarité.
Vous avez reçu le prix du meilleur scénario au dernier Festival de la fiction de La Rochelle. Que représente cette distinction pour vous ?
K.G : Ce prix apporte à la série un coup de projecteur. À titre personnel, c’est une petite légitimité supplémentaire en tant que scénariste aux yeux des producteurs. Je travaille en ce moment sur un long métrage, un unitaire et un projet de série d’animation. À terme, j’aimerais également pouvoir faire aboutir un projet personnel de série et ce prix pourra peut-être m’y aider.
B.M : Cette récompense est aussi une validation du travail accompli. Elle couronne notre collaboration avec Katell. Parce que nous avons vraiment travaillé à parts égales sur la série. Nous avons porté une attention particulière aux dialogues et c’est très flatteur de voir que ce travail a été remarqué. C’est un prix qui récompense une méthode de travail collégiale.
Enjoy ! - saison 1 en 6 épisodes
Créée et écrite par Benoit Marchisio et Katell Guillou
Avec Jean-Désiré Augnet, Camille Moutawakil, Baptiste Carrion-Weiss…
Réalisée par Lionel Meta
Produite par Axelle Rivière et Marc Dujardin (Le Collectif 64)
En intégralité sur France.tv Slash
Soutien du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (Aide à la préparation – sélectif, Aide à la production – sélectif)