Vous signez votre premier film sans Benoît Delépine. Pourquoi avoir choisi de le réaliser en solo ?
Gustave Kervern : En réaction à un problème personnel et au Covid, j’ai décidé de m’occuper l’esprit en écrivant. J’ai fait part à Benoît de mon envie d’écrire sur ce sujet-là et il m’a dit d’y aller. C’est un sujet qui aurait pu lui plaire mais j’avais plein d’idées personnelles à mettre dedans. Je me suis donc lancé. Cependant, je ne voulais pas tourner un film pour le cinéma, afin de ne pas empiéter sur notre travail. J’ai donc décidé d’en faire un téléfilm. Ça me plaisait de changer un peu mes habitudes et de travailler pour la télévision, tout en sachant que Je ne me laisserai plus faire serait certainement plus vu que nos films de cinéma. Arte est une chaîne que j’adore, et j’étais fier qu’ils acceptent ce projet. Je n’imagine d’ailleurs aucune autre chaîne se lancer dans un film pareil. J’ai également écrit un film qui se passe sur l’île Maurice – parce que je suis mauricien – que je vais tourner en mai prochain. Ces deux projets sont nés du Covid et de ma détresse personnelle.
Le fait d’écrire et de réaliser seul a-t-il influencé votre manière de travailler ?
Dans les films que nous réalisons avec Benoît, depuis le début de notre petite carrière, nous ne faisons que des plans-séquences ou des plans fixes. Nous avons tourné dix films ensemble et nous procédons toujours de la même façon. Nos tournages sont relativement courts. Réaliser un téléfilm avec vingt-deux jours de tournage – la durée consacrée aux tournages des unitaires – n’était donc pas très différent de ce que j’ai l’habitude de faire. Cela ne m’a pas handicapé. Quant au fait de travailler seul, comme je suis perfectionniste, j’ai écrit énormément de versions du scénario, je l’ai fignolé au maximum. Pour la première fois, j’ai même fait une espèce de story-board. J’ai mis toutes les chances de mon côté, je n’avais pas envie de me louper. Avec Benoît, comme on est deux, on laisse plus de place à l’improvisation. Ça rend le tournage plus exaltant que si tout est bien préparé.
D’où vous vient cette envie de réaliser un film sur la vengeance contre les abus de pouvoir ?
J’ai souvent culpabilisé dans ma vie en me disant a posteriori que j’aurais dû faire ceci ou cela. Je n’ai aucune repartie, il y a pas mal de trucs que je regrette de ne pas avoir dits sur le moment. Ça me revient parfois comme un flash, des années après. L’histoire de la baignoire, que je raconte dans le film, est inspirée de celle de mes parents : une baignoire sabot pas du tout pratique, très haute et mal adaptée, que leur propriétaire n’a jamais voulu changer. Ma mère a 93 ans et elle a glissé dedans il y a deux mois. Ça m’a rendu fou. Mais mes parents appartiennent à une génération qui avait trop peur de créer un souci s’ils se plaignaient – d’ailleurs, je suis un peu comme ça moi aussi. Ces choses m’ont marqué. À titre personnel, c’était le grimper à la corde quand j’étais enfant. Je ne comprenais pas comment il fallait que je positionne mes pieds, et je restais à un mètre du sol sous les rires des autres élèves. Souvent, après les projections de Je ne me laisserai plus faire, les gens font la liste des personnes et des situations qui les ont poussés à bout… Certaines choses sont moins dramatiques que d’autres. Dans ce film, j’ai pu aborder des problèmes très graves avec de l’humour. J’en suis fier parce que ce n’est pas évident comme mélange. On est sur le fil du rasoir, mais ça marche, les gens rient autant qu’ils sont émus.
Thelma et Louise était une référence que vous aviez en tête dès le début ?
Je l’avais vu il y a longtemps et je l’ai revu pendant, ou juste après, l’écriture du scénario. Deux femmes qui se révoltent, un policier sur leur trace… Il y a des analogies que je revendique ! C’est un film qui n’a pas vieilli, qui est toujours aussi intéressant. Quand j’ai construit mon scénario, il n’était d’abord centré que sur le personnage de Yolande. Puis je me suis dit que les duos, ça marche toujours, que c’est intéressant de confronter des personnes différentes. J’ai donc pensé l’associer à quelqu’un. L’histoire commence dans un EHPAD, alors ça m’a donné envie d’imaginer un personnage qui est en première ligne, qui nettoie les chambres. De la même façon, il n’y avait à l’origine qu’un seul personnage de flic, puis je me suis dit qu’un duo de flics pourrait répondre au duo de femmes en révolte. C’est comme ça que s’écrit un scénario, par petites touches, au fur et à mesure.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur le binôme de policiers, joués par Anna Mouglalis et Raphaël Quenard ?
J’étais content de faire un pas de côté avec ces flics, de montrer deux policiers complètement perdus, parce que c’est aussi une profession où il y a beaucoup de suicides, où on n’est pas forcément heureux dans ce que l’on fait. Je voulais montrer cette face sombre de la police. Il y a ceux qui font des bavures policières, ceux qui font bien leur travail et ceux qui souffrent. J’avais auparavant travaillé sur un projet autour du malaise policier. Nous sommes tous des poubelles jaunes, nous recyclons d’un film à l’autre ! (Rires.) Je suis heureux d’avoir inventé un couple de flics perdus, pour qui la résolution de l’énigme n’est pas ce qui compte le plus. D’ailleurs, ma productrice Sylvie Pialat m’a dit qu’on devrait faire une série dans cet esprit, avec deux flics un peu losers et torturés. Pourquoi pas !
Je ne me laisserai plus faire
Production : Les Films du Worso, ARTE France
Distribution internationale : Charades
En replay sur arte.tv
Soutien du CNC : Fonds de soutien audiovisuel - FSA (Aide à la production – sélectif)