Vous étiez avocate pénaliste. Comment avez-vous basculé vers la fiction ?
En entrant au barreau, j’ai très vite dévié vers le pénal. Nous étions au milieu des années 1990 et j’ai été frappée par la méconnaissance et le fantasme qu’avaient toutes les catégories socio-professionnelles sur le monde judiciaire. J’étais tout autant étonnée de voir qu’en société c’était « chic » d’être avocate, mais que dans la réalité vous n’étiez pas toujours bien traitée par les magistrats. La télévision diffusait à l’époque non pas des séries mais des feuilletons judiciaires pour la plupart anglais ou américains. Ce qui explique pourquoi certains Français se demandaient, par exemple, pourquoi il n’y avait pas de mandat de perquisition en France. J’ai donc conseillé à mon père (le producteur Alain Clert, ndlr) de créer un feuilleton autour d’un cabinet d’avocats où il y aurait des intrigues et des dossiers à travers lesquels le public pouvait découvrir les rouages de la justice. Il m’a envoyé balader mais j’ai malgré tout écrit un petit truc et au détour d’une conversation avec France Télévisions, ça a donné naissance à Avocats et Associés qui a été remarquablement écrit par Valérie Guignabodet et Alain Krief. J’étais, même si je n’avais pas de contrat, conseillère technique et artistique. A l’issue de cette expérience qui m’a initiée au scénario, j’ai voulu faire ma propre série. En découvrant 24h Chrono, je me suis rendu compte que je voulais faire une série comme ça, avec des cliffhangers dans chaque épisode ce qui était nouveau à l’époque. J’ai cherché un axe me permettant de montrer le monde judiciaire de l’intérieur. C’est ainsi qu’est née cette idée d’enquête criminelle montrée du point de vue de tous les protagonistes du pénal qui n’interviennent pas tous au même moment.
Aviez-vous déjà en tête une diffusion sur Canal + ?
C’est un heureux hasard. J’avais appris que Canal + voulait se lancer dans la fiction. Fabrice de la Patellière (directeur de la fiction sur la chaîne depuis 2002, ndlr), qui a inventé la « Création originale de Canal + », voulait se lancer dans quelque chose de nouveau. Je n’étais pas du sérail et je me permettais peut-être des choses que des auteurs confirmés n’auraient pas faites. Je n’avais pas conscience qu’il y avait des carcans à l’époque. Navarro et Julie Lescaut cartonnaient mais c’était, pour moi, des héros un peu idéalisés qui font très peu d’erreurs. Ils sont solaires et devaient faire du bien au public. Ce n’est pas ce que voulait Canal + qui souhaitait vraiment se différencier des autres chaînes. Avec Engrenages, nous voulions faire du réalisme sans tomber dans le documentaire et sans que la série soit glauque.
Aviez-vous d’autres sources d’inspiration que 24h Chrono pour le scénario d’Engrenages ?
J’étais passionnée de cinéma mais j’ai dû apprendre à écrire un scénario. J’en ai lu beaucoup et je savais comment ça se présentait. J’avais également l’instinct de savoir si une histoire était scénarisable ou non. J’avais découpé au magnétoscope deux films qui sont pour moi des chefs d’œuvre - Le Pianiste de Roman Polanski et L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville – pour comprendre leur construction. Et j’ai ensuite appris à scénariser sur le terrain. Mais 24h Chrono m’a vraiment donné envie de faire une structure qui entraine le public sans s’arrêter pendant 8 heures, ce qui était nouveau à l’époque en France.
Paris est un personnage à part entière de la série. Pourquoi ?
Il y avait la volonté de montrer cet espace magnifique qui est l’ancien Palais de Justice de Paris. Lorsque vous êtes avocat, vous voyez des choses horribles à l’intérieur, et lorsque vous tournez la tête, vous avez vue sur la Seine, le Châtelet, la Cathédrale Notre-Dame. C’est lumineux.
Est-ce également parce que vous connaissiez davantage cette instance-là ?
Lorsque vous êtes pénaliste, l’outil essentiel est une voiture car vous déambulez dans tous les tribunaux de banlieue. Je suis beaucoup allée à Meaux, Créteil, Bobigny, Versailles… L’idée lumineuse de Fabrice de la Patellière était de « vendre Paris, un peu comme dans Deux flics à Miami ». D’où l’envie d’en faire un personnage à part. On voit un clair-obscur de la ville : Paris qui brille, puis Paris et sa banlieue. Je pense que cet aspect-là a beaucoup joué dans le succès international d’Engrenages, c’est sa marque de fabrique. La série s’est ensuite de plus en plus « policiarisée », avec davantage de noirceur. Il y a beaucoup de consultants policiers qui racontent des choses passionnantes. Ce qui peut pousser les auteurs à traiter davantage cette facette-là.
Votre statut d’ancienne avocate pénaliste a-t-il été un atout pour attirer les consultants ?
Oui, ça les a mis en confiance. J’avais une idée précise de ce que je voulais faire et lorsque la série était en gestation, je l’avais proposée à Canal + qui était intéressée. Avec mon ami l’avocat Jean-Yves Le Borgne, nous étions allés voir le juge Thiel qui a d’ailleurs conseillé la série jusqu’à cette nouvelle saison. Le magistrat Philippe Bilger nous avait également raconté des histoires pour la saison 1 que nous n’avons pas gardées. J’avais enfin consulté une magistrate d’instruction de Paris, que je ne connaissais pas, mais dont j’avais eu le contact par le biais d’un policier qui nous aidait sous pseudonyme. Au départ, mon statut a donc été un vrai atout. Suite au succès de la série et à sa réputation d’être différente et sérieuse, tous les professionnels étaient contents d’être sollicités.
Vous évoquiez plus haut une volonté de réalisme sans tomber dans le documentaire. Comment garder l’équilibre entre les deux ?
Je pense que c’est à la fois la qualité d’un auteur et d’un réalisateur. Il faut un travail artistique pour ne pas être dans le documentaire. C’est une ligne très facile à franchir.
Encore plus quand les intrigues s’appuient sur votre propre expérience ?
L’histoire du bébé coupé en morceaux est en effet inspirée d’un de mes dossiers. Celle de l’homme qui mange ses excréments pour que la police ne trouve pas sa capsule de drogue aussi. Il avait d’ailleurs, et je n’avais jamais vu ça, traficoté ses empreintes pour qu’on ne puisse pas les prendre et savoir de quel pays il venait. Il préférait être en prison qu’expulsé… Il y a un côté documentaire et toutes ces intrigues aident à créer la grande histoire qui traverse les épisodes. Ce style feuilletonnant était nouveau à l’époque et difficile à mettre en place. Mais on l’a fait. Chaque intrigue est tirée d’une histoire vraie en respectant les vraies procédures précisées par les consultants. C’est ce qui fait le réalisme d’Engrenages.
Dans le premier épisode du podcast de Canal + consacré à la série, on apprend que le pilote n’a jamais été diffusé.
Le projet de la série était une grande histoire racontée sur plusieurs épisodes. Par sécurité, Fabrice de la Patellière a proposé un pilote. Nous avons donc été obligés de raconter en 52mn une histoire, ce qui n’avait rien à voir avec notre idée de départ. C’était moins ambitieux même si tous les personnages étaient déjà présents incarnés par les mêmes acteurs (sauf un). En découvrant ce pilote, j’étais consternée. Le réalisateur avait supprimé des séquences qui enlevaient le sens de scènes suivantes. Et l’ambiance était très glauque alors que je souhaitais une série davantage solaire grâce au personnage de Joséphine et au décor parisien. Mais Canal + a fait quelque chose de très bien, très moderne. Ils ont organisé une projection avec des personnes qui n’étaient pas des spécialistes (comme la standardiste). Ces dernières ont trouvé ça très glauque. Fabrice est donc venu dans le bureau de mon père en lui disant que Canal + n’allait pas garder le pilote - ce qui a fait pâlir mon père – mais en soulignant que la chaîne savait maintenant ce qu’elle voulait. « On va réutiliser tout ça et faire une grande histoire ». C’est comme ça qu’est né Engrenages sur 8 saisons d’une dizaine d’épisodes chacune.
La saison 8 d’Engrenages est diffusée ce soir à partir de 21h08 sur Canal +.