France (Bruno Dumont, 2021)
Dans France, Bruno Dumont organise le face-à-face entre une star de cinéma (Léa Seydoux) et des comédiens non professionnels. C’est désormais une habitude pour le cinéaste, qui a longtemps préféré filmer des amateurs (de son premier film, La Vie de Jésus, à sa série P’tit Quinquin), mais invite depuis quelque temps dans son univers des têtes d’affiche très populaires (Juliette Binoche, Fabrice Luchini…). À travers ces castings composites, c’est la notion même de vedettariat que le cinéaste interroge. Dans Camille Claudel 1915, la sculptrice, incarnée par Juliette Binoche, était une célébrité égarée à l’asile, entourée de fous anonymes. Les stars de Ma Loute symbolisaient de leur côté une grande bourgeoisie autarcique, coupée du monde, regardant d’en haut le petit peuple. Et le personnage incarné par Léa Seydoux dans France est lui-même une star des médias, présentatrice vedette d’une chaîne info censée rendre compte du réel – un réel devenu incompréhensible à force d’être tordu et manipulé. « Les acteurs non professionnels viennent tout d’un bloc, ils ne représentent qu’eux-mêmes, c’est donc ça ou rien avec eux », expliquait Bruno Dumont dans Le Monde en 2016, au moment de Ma Loute. « Quant aux acteurs de renom, dont le registre et la souplesse sont infinis, ce sont des aristocrates naturels. » Dans France, avec la complicité malicieuse de Léa Seydoux, il joue justement de l’image « aristocratique » de l’actrice, ce statut de « princesse » du cinéma français qui lui colle à la peau. Et il dynamite ce cliché en montrant la comédienne dans des situations inédites, où elle est enlaidie, joue faux, bute sur son texte. Comme si elle quittait soudain la prison des images pour rejoindre la réalité. Ce parti pris théorique se traduit, sur le plateau, par le fait que tous les comédiens, professionnels ou non, sont dirigés par le cinéaste via une oreillette – ce qui explique les silences embarrassés, les moments de gêne ou de latence, parfois les fous rires. Cette méthode de tournage « égalise » les rapports entre les acteurs, quelles que soient leur expérience ou leur notoriété. « Je travaille avec Léa Seydoux de la même façon qu’avec un quidam », insiste le réalisateur.
Ouistreham (Emmanuel Carrère, 2022)
Le brouillage entre réel et fiction, entre amateurs et professionnels, à l’œuvre dans Ouistreham d’Emmanuel Carrère était déjà, d’une certaine façon, au cœur du Quai de Ouistreham, le livre-enquête de Florence Aubenas dont il est l’adaptation. La journaliste s’y faisait passer pour une agente d’entretien afin de mieux témoigner du quotidien difficile des travailleurs précaires. En le portant à l’écran, Emmanuel Carrère réfléchit au rapport qui s’instaure entre l’enquêtrice, une célébrité avançant masquée, et les anonymes dont elle croise la route. Rapport qui se traduit à l’écran par la confrontation entre une star (Juliette Binoche) et des comédiennes non professionnelles (dont certaines figuraient déjà dans le livre). Le processus est assez proche de Bruno Dumont, mais s’organise selon des modalités différentes : « Si nous avions choisi deux comédiennes pour les rôles principaux avec les autres qui feraient plus ou moins de la figuration derrière elles, ça aurait été déplaisant », explique Emmanuel Carrère dans la revue Positif. « Et l’énorme apport de Juliette Binoche a été d’accepter de jouer à égalité avec les autres. Je m’attendais à ce qu’elle soit une extraordinaire comédienne, mais j’ai été surpris qu’elle soit si humble et généreuse… Au départ, les filles l’attendaient quand même avec des escopettes, la star de Paris ! (…) Je dirais honnêtement que Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux. »
Un autre monde (Stéphane Brizé, 2022)
Un autre monde vient compléter une trilogie informelle sur le monde du travail, entamée par le réalisateur Stéphane Brizé et l’acteur Vincent Lindon en 2015 avec La Loi du marché, et poursuivie en 2018 avec En guerre. Se dessine au fil des films un regard panoramique sur un capitalisme devenu fou, qui pousse à bout ceux qui le servent. Tour à tour chômeur en fin de droits, syndicaliste, et enfin cadre chargé de la mise en place d’un plan social, Vincent Lindon fait régulièrement face, dans ces films, à des acteurs non professionnels, venus du monde du travail, et rencontrés par Stéphane Brizé lors des recherches documentaires qui précèdent l’écriture de ses scénarios. Contrairement aux démarches de Bruno Dumont et Emmanuel Carrère, il ne s’agit pas tant ici d’organiser un jeu de miroirs entre le réel et la fiction, entre la vérité et l’artifice, que d’apporter un surplus documentaire à des films à la mise en scène par ailleurs très sophistiquée, qui refuse un banal « enregistrement du réel ». « Avant La Loi du marché, j’avais déjà dirigé des comédiens non professionnels et le sentiment de vérité qui émanait de ces scènes correspondait pile à ce que j’ambitionne dans mon travail. J’ai donc eu envie de pousser ce “système” plus loin, car je me doutais que cela conduirait Vincent dans des zones de jeu qu’il n’avait pas eu l’occasion d’explorer jusque-là », nous expliquait récemment le réalisateur. Avec toujours l’idée, en ligne de mire, de bien délimiter les frontières qui séparent la fiction de la « vraie vie » : « Sur En guerre, poursuit Stéphane Brizé dans Positif, je demandais aux syndicalistes s’ils acceptaient d’être dans le camp de ceux qui vont arrêter la grève. Pour certains, ce n’était pas imaginable… Pour les cadres, c’est pareil, tout est dit auparavant, personne n’est pris en traître, parce que j’ai bien conscience qu’à un moment, ils réintègrent la vie civile. »