Quand on parle de cinéphilie, il est souvent question de chapelle. Celle à laquelle il convient d’appartenir pour faire vivre ses idées et revendiquer sa passion. Les temples rassurent même s’il convient de savoir ouvrir les portes en grand pour laisser entrer les vents contraires et bousculer les certitudes. L’amoureux fou de cinéma qu’était Jean-Claude Romer – historien de cinéma et critique décédé à l’âge de 88 ans le 8 mai dernier – se méfiait des barrières et du fameux « bon goût ». Les portes de sa curiosité n’étaient jamais fermées et aucun film – pour peu qu’il apparût malpropre aux yeux du profane – n‘était condamné d’avance. L’homme aura ainsi dès le début des années 60 fait connaître au public français tout un pan d’un cinéma alors invisible parce que méprisé : le cinéma fantastique et ses multiples dérivés (épouvante, gore, érotique, maléfique).
Bis repetita
À l’époque, on appelait ça avec une once de mépris le cinéma bis. Mario Bava, Roger Corman ou Terence Fisher n’étaient pas encore des dieux. Romer, lui, avait vu leurs films avant tout le monde et avec ses compagnons de route – Jean Boullet, Gérard Lenne, Michel Caen, Éric Losfeld ou encore Alain Schlokoff – il fera jaillir leurs monstruosités sur les écrans des petites salles de quartier réputées infréquentables, et ailleurs. Il aura ainsi vanté les mérites de ces enfants terribles à travers l’aventure de la revue Midi-Minuit Fantastique ; le Festival international de Paris du film fantastique et de science-fiction avant celui d’Avoriaz en tant que programmateur ; les séances privées au Studio de l’Étoile près des Champs-Élysées où Christopher Lee venait présenter Dracula le plus naturellement du monde ; les 14 volumes de la série 80 grands succès… éditée chez Casterman ou encore la création en 1985, avec Gérard Lenne, du Prix Très Spécial, récompensant le film le plus surprenant de l’année.
Fantastique ? Jean-Claude Romer avait écrit un poème pour tenter d’en saisir les contours : « Ici et là, ou bien ailleurs. C’est vrai on le poursuit sans fin, de l’insolite à la frayeur. Sans pourtant le trouver enfin. On croit l’attraper… mais bonjour ! Et ce n’est jamais par mégarde, car le fantastique est toujours dans l’œil de celui qui regarde. »
« Sa tête, c’est un fichier ! »
Pour l’attaché de presse Robert Schlokoff – frère d’Alain, fondateur du Festival international de Paris du film fantastique et de science-fiction – Romer était « doté d’une mémoire inouïe. Cette mémoire visuelle et auditive faisait de lui un puits de savoir. Alors qu’internet n’existait pas encore et donc les moteurs de recherche ou les encyclopédies virtuelles, les gens venaient le consulter pour obtenir des informations sur les films. » Dans une archive de l’ORTF, Pierre Tchernia ne dit pas autre chose lorsqu’il présente les collaborateurs de son émission télé Monsieur Cinéma : « Jean-Claude Romer connaît le cinéma par cœur. Sa tête, c’est un fichier ! » Romer écrivait les questions posées à l’antenne aux candidats et choisissait les films qui méritaient de figurer dans ce programme populaire qui dura de 1967 à 1980.
« Né comme Edgar Poe, un 19 janvier... »
Robert Schlokoff se souvient ainsi de l’époque où il transportait au studio de l’émission Monsieur Cinéma les bobines 35 mm des films dont il s’occupait, avec l’espoir que Romer en sélectionne un extrait. « Dans la salle de projection, Jean-Claude indiquait les passages précis qui l’intéressaient. Il fallait alors isoler les séquences et les monter ensemble. On devait ensuite tirer une copie au bon format. »
Jean-Claude Romer aura aussi joué les comédiens pour ses « amis » Alain Resnais, partageant avec l’auteur de Je t’aime, je t’aime une passion sans limite pour la bande dessinée ; Agnès Varda (Les Cent et Une nuits de Simon Cinéma) et surtout Jean-Pierre Mocky avec lequel il a écrit les scénarios de Litan (1982) et Le Miraculé (1987).
Romer aimait se présenter ainsi : « Né comme Edgar Poe un 19 janvier, sous le signe de Méliès, ascendant Barnum… » Il préférait le terme « cinéphage » à « cinéphile ». « Le cinéphile, c’est quelqu’un qui avant de regarder un film choisit avec discernement. Moi, je regarde et je choisis après », répétait-il malicieusement.
Surgir puis s’effacer
Dans le film fleuve Cinématon de Gérard Courant (2011), le portrait de Jean-Claude Romer porte le matricule 1454. Il est présenté comme « conseiller en recherche cinématographique, historien de cinéma, journaliste... » On le voit en gros plan muet, empiler devant lui des cassettes VHS dont les titres confirment l’éclectisme cinéphage : Répulsion, La Belle et la Bête, Eraserhead, Alice ou la dernière fugue, Street Trash, Le Miraculé, Les Parapluies de Cherbourg ou encore Orgie sanglante... À la fin du plan, son visage a totalement disparu derrière le mur cinéphile ainsi créé. Une parfaite illustration de ce qu’aura été la mission de Jean-Claude Romer, surgir pour imposer des films, puis se retirer discrètement une fois la lumière de la salle éteinte.