Marie Dumora, de « Avec ou sans toi » à « Loin de vous j’ai grandi » : l’œuvre d’une vie

Marie Dumora, de « Avec ou sans toi » à « Loin de vous j’ai grandi » : l’œuvre d’une vie

16 novembre 2021
Cinéma
« Loin de vous j'ai grandi » de Marie Dumora.
« Loin de vous j'ai grandi » de Marie Dumora. Epicentre Films
Depuis vingt ans, Marie Dumora a construit une saga documentaire autour de deux sœurs d’origine yéniche, placées toutes jeunes en foyer, et de leur entourage. Pour le CNC, la réalisatrice revient sur ces quatre films, alors que sort en salles le dernier en date : Loin de vous j’ai grandi.

Avec ou sans toi (2001)

Belinda (9 ans) et sa sœur Sabrina (10 ans) vivaient ensemble au foyer La Nichée, dans l’est de la France, avant qu’on ne les sépare et qu’elles passent leurs nuits à fuguer pour se retrouver. Leur ami Anthony est un peu plus âgé. À 13 ans, il va pouvoir, lui, partir du foyer et choisir un métier.

« C’est mon film précédent, Tu n’es pas un ange [consacré à des gens abandonnés à la naissance qui viennent consulter leurs dossiers dans les bureaux de l’administration, NDLR] qui m’a conduit à La Nichée. Grâce à des jeunes gens que j’avais rencontrés à cette occasion et qui m’avaient parlé de ce foyer où ils étaient longtemps restés en m’expliquant qu’ils en avaient gardé une vraie nostalgie. J’ai alors tout simplement appelé le foyer et son directeur, un “personnage” comme échappé d’un film de Capra, a accepté que je vienne avec ma caméra. Une fois sur place, c’est évidemment compliqué de choisir les enfants sur lesquels on va se concentrer sans blesser personne. Mais Sabrina, Belinda et leur ami Anthony se sont imposés à moi.

C’est ce qui est formidable avec le cinéma : certaines personnes se révèlent littéralement, au sens chimique du terme, devant la caméra !

Par sa vivacité, sa fantaisie et sa profonde gentillesse, Belinda me faisait penser à Paulette Goddard dans les films de Chaplin. Sa sœur Sabrina était plus introvertie, mais pas moins maline. Dès le départ, il était évident qu’il n’y aurait ni voix off, ni entretien face caméra. Je laisse parler la syntaxe, le langage, les tournures de phrases de ceux que je filme. Et ma caméra est très visible. Pour rappeler en permanence qu’on fait un film. Par moments, ils doivent en avoir marre de me voir mais j’espère que la jubilation domine. J’aime en tout cas filmer et recueillir les paroles de ceux que l’on condamne à rester dans les marges et à ne pas être regardés. J’essaie de montrer leur imaginaire si puissant à l’écran. J’envisage ce film – sans savoir encore qu’il y en aurait d’autres – comme une épopée où ils reprennent la main sur l’ennui de la vraie vie. » 

Emmenez-moi (2005)

Désormais âgé de 15 ans, Anthony s’apprête à passer un CAP de menuiserie au foyer de l’Institution Mertian à Andlau avec Jules, Jimmy et Sébastien. Mais plus que d’obtenir son CAP, Anthony rêve de rejoindre son père qui habite loin, dans le Nord.

« L’idée d’Emmenez-moi est née dès la fin d’Avec ou sans toi. Je n’avais pas envie de quitter ces enfants. Alors, quand Anthony est parti dans une école de menuiserie, je suis allée le voir et on a tout de suite eu envie de repartir pour une nouvelle aventure. Ses trois copains Jules, Jimmy et Sébastien sont aussi rentrés dans le jeu. Il y avait plein d’autres garçons formidables. Mais j’essaie toujours d’éviter de filmer des gens dont je sais par avance que je ne les incluerai pas dans mon montage final. Cette école était assez belle avec les ateliers de menuiserie et de métallerie. J’aime les endroits où les gens font corps avec leur travail et l’environnement qui les entoure. Pour ces garçons, le CAP était un cadre, un moment qui allait leur permettre par la suite de trouver leur place dans la vie parmi les autres alors que jusque-là, cette place avait été un peu chahutée. Je leur trouve un courage inouï. »

Je voudrais aimer personne (2010)

Sabrina a désormais 16 ans. Rien ne compte plus à ses yeux que son fils Nicolas, âgé de 10 mois, qu’elle décide de baptiser pour le protéger.

« Durant toutes ces années, je suis restée en contact avec Sabrina comme avec tous les autres, même s’il y a eu quelques moments de creux. Il se trouve d’ailleurs qu’après un an sans nouvelles, j’avais perdu la trace de Sabrina. J’ai donc appelé son père qui m’a donné les coordonnées du foyer où elle se trouvait et m’a dit qu’elle attendait un bébé. Je suis allée la voir, Belinda était là aussi. On a passé une journée dans les bois ensemble et la décision de refaire un film s’est imposée. C’était une façon de rester ensemble, de partager des choses ensemble. Personne n’a eu à convaincre personne. Même si évidemment, dans les tournages, il y a des moments plus compliqués que d’autres car ce qu’elles traversent dans leurs vies est compliqué. L’idée était cette fois de s’appuyer sur un élément narratif central : le baptême du premier enfant de Sabrina. J’ai donc construit Je voudrais aimer personne autour de lui car ce moment était essentiel pour Sabrina. Elle voulait introniser Nicolas au monde en le plaçant sous la figure tutélaire de la Sainte Vierge. C’était tout pour elle sauf une histoire de convention. Tout au long du tournage, j’ai pu mesurer son courage et sa détermination. Sabrina n’est pas une Rosetta qui fonce, mais une jeune femme qui doute et réfléchit beaucoup.

Je vois en elle une Antigone, très obstinée, qui essaie de faire en sorte que la tribu puisse coexister tout en se heurtant à une foule d’obstacles.

D’ailleurs, au fil du tournage, les choses se sont complexifiées pour elle, mais j’ai tenu à laisser la fin du film ouverte. C’est la preuve que les films sont des êtres vivants et peuvent vous échapper car la vie vient les percuter. Et c’est souvent quand il nous échappe que le film prend corps. C’est aussi là que j’ai appris que Sabrina et sa sœur étaient yéniches. Au bout de trois films donc ! Cette culture et cette communauté que je ne connaissais pas sont devenues chères à mon cœur. Même si je ne suis ni ethnologue ni sociologue. »

Belinda (2017)

Belinda a désormais 23 ans. Elle a fugué à maintes reprises, est revenue aider sa mère puis s’est installée avec son père en attendant la libération de Thierry, son amoureux incarcéré. Elle veut se marier avec lui pour ne plus en être séparée.

« J’ai réalisé deux films entre Je voudrais aimer personne et Belinda : La Place et Forbach Swing, resté, lui, inédit en salles. Quand je tourne, nous sommes deux : mon ingénieure du son et moi au cadre. C’est un sacré boulot mais je ne vois pas comment faire autrement. Là, Belinda était triste car son fiancé venait de rentrer en prison. Et c’est elle qui m’a suggéré de faire un film sur une fille qui en a marre de tout avant de reprendre courage et de se marier ! C’est elle qui a construit le scénario, l’air de rien… Donc là encore ce projet est né malgré moi, sans que je l’impulse. Mais quand j’arrive pour filmer les préparatifs du mariage, celui-ci est annulé ! Je transforme donc mon film en une histoire de Pénélope car je me raccroche toujours un peu à des héros grecs : on rejoue finalement toujours les mêmes histoires dans l’humanité… J’ai donc filmé l’attente de ce mariage en resserrant l’histoire sur Belinda qui s’est retrouvée très vite seule. Je n’aurais pas pu imaginer un tel scénario. C’est du Chaplin ! J’essaie de distiller dans mes films ce que j’adore chez lui : son affection pour ses personnages un peu en marge, fantaisistes. D’ailleurs, même après son mariage en prison, j’ai continué à resserrer le récit autour de Belinda car je trouvais impossible de la laisser toute seule. Pour moi, c’est une grande héroïne. » 

Loin de vous j’ai grandi (2021)

Nicolas, le fils de Sabrina, a désormais 13 ans. Il vit en foyer et, de temps à autre, retrouve sa me?re et les siens pour une vire?e a? la fe?te foraine, une grenadine ou un bapte?me. Mais le temps de prendre son envol s’approche.

« Quand j’ai laissé Nicolas après Je voudrais aimer personne, j’avais eu le cœur serré comme sa mère qui a eu l’intelligence de le confier à un foyer en réalisant qu’elle ne serait pas capable de s’en occuper elle-même. J’étais donc en totale empathie avec les deux. Je n’avais pas vu Nicolas durant plusieurs années avant de le retrouver un jour où j’allais rendre visite à Sabrina. Il était venu fêter son dixième anniversaire. Et j’ai été submergée par mon émotion de le revoir. On s’est parlé, je l’ai raccompagné au bus qui allait le ramener vers le foyer. Cette image est restée gravée dans mon cœur et dans ma tête. Puis je suis allée le voir dans son foyer qui se trouve dans la ville où ses arrières grands-parents se sont rencontrés, dans le camp de déportation de Schirmeck ! C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire un film ensemble. Et Sabrina a eu la force de caractère et la générosité de m’accorder la permission. De mon côté, j’ai envisagé ce film comme un endroit où Sabrina et son fils - qui n’ont jamais cessé de se voir - pourraient se retrouver différemment. Un autre champ, un autre cadre. J’ai construit Loin de vous j’ai grandi autour de cette idée de la vie de ce jeune garçon assez solitaire qui a enchaîné les foyers et rêve à son Ithaque. D’ailleurs il lit Ulysse alors que ce n’est évidemment pas moi qui le lui ai mis dans les mains ! Ces quatre films - d’Avec ou sans toi à Loin de vous j’ai grandi - constituent une œuvre qui s’est construite presque malgré moi. J’ai eu une chance folle d’avoir l’envie d’aller dans ce foyer et encore plus d’avoir si bien été accueillie et guidée à chaque fois. »

LOIN DE VOUS J’AI GRANDI

Réalisation Marie Dumora
Photographie : Marie Dumora
Montage : Catherine Gouze
Production : Les Films du Bélier, Akka Films, Digital District, Studio Orlando, Quark Productions, Gloria Films
Distribution : Epithète Films
Ventes internationales : Taskovski Films
Soutiens du CNC :  Fonds Images de la diversitéAide sélective à la distribution (aide au programme)