Comment est né le projet Lieux Fictifs ?
Caroline Caccavale : Tout a débuté à la fin des années 1980. Joseph Césarini et moi avons pendant deux ans, avec le cinéaste Renaud Victor, tourné, nuit et jour, un documentaire dans la prison des Baumettes, à Marseille. C’était une expérience très forte, nous avions véritablement vécu à l’intérieur de la prison. De cette première approche est née notre volonté de renverser le regard en fabriquant des images au sein du centre pénitentiaire avec les personnes détenues. En 1994, nous avons dans ce but lancé la structure Lieux Fictifs, afin de créer un espace qui permettrait de poursuivre et de donner corps à cette réflexion. En 1997, le studio, lieu spécifique destiné à ce travail sur l’image, a été construit au sein de l’établissement pénitentiaire historique des Baumettes, dans les anciennes cours de promenade des quartiers haute sécurité. Le projet a été mis en œuvre en partenariat avec le Centre pénitentiaire de Marseille-les Baumettes, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation 13 et la Direction interrégionale des services pénitentiaires Sud-Est. Il s’agissait d’intégrer une culture (le cinéma) au cœur d’une autre culture (pénitentiaire). Ce qui n’est pas simple ! Les Baumettes historiques ayant été détruites depuis, le studio a déménagé en 2017 dans un quartier particulier de la nouvelle prison : la SAS, structure d’accompagnement vers la sortie, une unité qui s’adresse à des détenus dont la peine va prendre fin dans moins de 24 mois. Ce sont ces détenus qui peuvent bénéficier de nos formations et de nos programmations cinéma. Le studio a été rebaptisé pour l’occasion le studio Image et mouvement. L’installer au sein de la SAS a permis de créer davantage de porosité entre le dedans (les personnes détenues) et le dehors (étudiants, jeunes artistes, cinéastes, festivals…). Cette dimension de co-construction est primordiale.
Quels étaient vos différents objectifs, à travers l’implantation de ce lieu de cinéma au sein d’un établissement pénitentiaire ?
La première mission était effectivement de créer un lieu de cinéma permanent au cœur de la prison – les Baumettes est d’ailleurs le seul établissement pénitentiaire disposant d’un studio de cinéma en France. L’autre objectif était de s’interroger sur la réciprocité des regards, de faire en sorte que la personne détenue redevienne sujet et qu’elle puisse elle aussi regarder la société. Nous souhaitions aborder ces questions à travers différents champs, pas seulement la diffusion de films. L’apprentissage était donc un point essentiel pour nous dès le départ. Nous voulions en effet que cet endroit permette aux détenus de bénéficier d’une formation pré-qualifiante. Nous pensions également que le cinéma pouvait occuper une place très importante dans un processus de socialisation, qu’il pouvait être au cœur d’une remise en relation avec la société et le monde extérieur. Formation et fabrication à travers des moyens techniques et un plateau, mais également diffusion et transmission via la projection de films dans des conditions dignes des salles de cinéma : ces grandes idées étaient présentes dès l’origine du projet.
Comment fonctionne le volet formation de Lieux Fictifs ?
Nous dispensons une formation audiovisuelle sous la forme de deux sessions par an. Elle s’adresse à chaque session à neuf personnes détenues. Donc, avec les entrées et les sorties, entre 20 et 30 personnes sur l’année. Cette formation est financée par le Conseil Régional PACA dans le cadre d'un marché public. Les détenus qui suivent cette formation sont considérés comme stagiaires et touchent une rémunération. La formation est professionnalisante, pas qualifiante car sa durée ne permet pas d’avoir assez d’heures. En revanche, elle permet d’approcher l’ensemble des postes techniques : écriture, tournage, caméra, lumière, plateau, prise de son, montage… Il s’agit à la fois d’un enseignement théorique et pratique. On n'y apprend pas seulement des techniques, mais nous inscrivons celles-ci dans une culture du travail, dans un projet de création, de rencontre, de fabrication et de production. L’enjeu est à chaque fois de produire un film, un court métrage, une émission… avec l’objectif que ces créations soient vues à l’extérieur dans le cadre de festivals ou de programmations en salles. C’est d’ailleurs le cas de 99 % des œuvres produites avec Lieux Fictifs.
Pourriez-vous nous donner un aperçu des programmes produits aux Baumettes ?
Ils sont variés. Chaque année, nous accueillons au travers de trois résidences de création des artistes et des cinéastes qui viennent travailler avec les détenus stagiaires dans la perspective de fabriquer collectivement un film. En 2024, Les Fenêtres, court métrage tourné en 16mm avec les cinéastes Elsa Pennacchio et Étienne de Villars a par exemple été sélectionné au festival de Lussas et aux Escales documentaires de La Rochelle. Depuis 2022, le Cnap (Centre National des Arts Plastiques) est aussi associé à certaines de ces résidences qui s’inscrivent dans la collection Vidéastes au travail, initiée par Pascale Cassagnau, responsable des collections audiovisuelles et nouveaux médias du Cnap. Nous avons ainsi accueilli à cette occasion les cinéastes Lamine Ammar Kodja, Pilar Arcila, et dernièrement, Joris Lachaise. Nous organisons aussi des workshops entre les détenus stagiaires, les étudiants de la CinéFabrique de Marseille ou encore ceux des Beaux-arts, notamment les jeunes artistes plasticiens en formation à l’IFAMM (Institut de formation artistique Marseille-Méditerranée). Nous programmons également plus d’une centaine de films par an dans la salle de cinéma du studio Image et mouvement de la SAS qui dispose de 50 places. Cette programmation est rendue possible grâce aux partenariats noués avec l’ensemble des acteurs de la filière cinéma de la Région Sud (festivals, producteurs, réalisateurs, exploitants, associations…). La salle a été inaugurée en novembre 2019 en collaboration avec le Festival architecture et cinéma : Image de ville, dans le cadre de sa 17e édition. Elle a été financée par la Direction interrégionale des services pénitentiaires Sud-Est, la Région Sud PACA et la Ville de Marseille.
Comment se déroulent ces projections ?
Elles se tiennent dans le cadre de programmations spéciales organisées avec des salles, différents réseaux professionnels et des festivals tels que le Festival architecture et cinéma : Image de ville, Vidéodrome, Films Femmes Méditerranée ou encore le festival Tous Courts d'Aix-en-Provence. Elles sont suivies de débats animés par notre association avec les réalisateurs et les producteurs. Parfois le film est montré en avant-première aux Baumettes et les détenus sont le premier public que rencontre le réalisateur. Ces projections-débats sont diffusées à l’ensemble des personnes incarcérées aux Baumettes sur le canal vidéo interne de la prison. Notre salle de cinéma permet de projeter les films en 5.1 comme à l’extérieur : il est fondamental que les œuvres soient vues dans les meilleures conditions possibles pour les détenus, mais aussi pour les réalisateurs et producteurs qui viennent les présenter. Enfin, deux prix sont décernés lors des projections organisées en temps de festivals : le prix Lieux Fictifs en collaboration avec le festival Tous Courts d'Aix-en-Provence et le prix Renaud Victor dans le cadre du FID Marseille.
Vous évoquiez plus haut le partenariat avec l’antenne marseillaise de la CinéFabrique. Comment s’incarne cette collaboration ?
Le rapprochement entre nos deux structures s’est fait dans le cadre du volet cinéma et audiovisuel du plan « Marseille en Grand ». Nous avions déjà commencé à tisser des relations avec les acteurs locaux, mais à cette occasion nous avons souhaité nous rapprocher des organismes de formation et des réseaux professionnels du secteur cinéma et audiovisuel de la Région Sud, tels que la CinéFabrique, mais aussi les collectifs Kourtrajmé et La Réplique ou encore l’Association régionale des techniciens du Sud-Est (ARTS). L’objectif était de montrer aux jeunes détenus, qui vont devoir se réinsérer dans la société après avoir purgé leur peine, que les métiers du cinéma sont riches et diversifiés, que le cinéma est un rêve accessible. Mais également de démontrer aux organismes extérieurs l’intérêt d’ouvrir leurs portes à ce public de détenus. Avec la CinéFabrique, nous développons depuis deux ans maintenant ces workshops entre détenus stagiaires et étudiants. Les modules « écriture de scénario » se déroulent à la prison tandis que ceux consacrés à la préparation du tournage et au tournage se passent à l’extérieur grâce aux permissions de sortie. Enfin, détenus et étudiants rejoignent à nouveau la prison pour l’atelier dédié au montage du film. Ce partenariat a déjà permis à trois ex-détenus d’intégrer la Classe d’Orientation et de Préparation (COP) de la CinéFabrique, qui est une année d’initiation aux différentes pratiques liées à l’audiovisuel, au spectacle vivant et aux arts visuels en général. L’un d’entre eux a par ailleurs rejoint ensuite la formation initiale de l’école en première année de licence.
Depuis la création de l’association, qu’avez-vous constaté en termes d’impact d’un tel projet sur les détenus ?
Certains détenus vont poursuivre ce parcours professionnel dans les métiers du cinéma et de l’audiovisuel en réalisant des stages et des formations plus qualifiantes. Outre les détenus stagiaires qui ont rejoint la COP de la CinéFabrique cette année, un autre développe aujourd’hui des ateliers de cinéma avec différents publics, et trois autres ont réalisé un stage d’acting avec l’association La Réplique. Ils sont aujourd’hui en relation avec des directeurs de casting. Tous les détenus qui passent par cette formation ne vont pas poursuivre dans le secteur mais pour autant la rencontre avec le 7e Art et la création aura ouvert leur regard, leur aura permis de redevenir sujet, de construire de l’altérité, de retrouver goût à la connaissance, de sortir des assignations dans lesquelles ils se trouvent enfermés. C’est important. Ce travail va avoir des effets sur la personne et ces effets sont transférables dans d’autres champs, très larges : relations nouvelles avec son milieu familial et son entourage, nouveau rapport à la connaissance et à l’apprentissage, ouverture sur d’autres mondes que l’on n’imaginait pas forcément. Pour un détenu, s’inscrire dans cette démarche peut lui permettre de se remettre en mouvement, d’augmenter sa capacité à se reconstruire pour se réenvisager au sein de la société, reprendre confiance en lui et acquérir de nouvelles capacités qui vont ensuite conforter des projets personnels.
Quels chantiers attendent Lieux Fictifs dans les prochaines années ?
Une nouvelle prison va sortir de terre en 2025 avec en son sein un théâtre de 150 places. C’est encore trop tôt pour dire comment Lieux Fictifs va s’inscrire concrètement dans cet environnement même si nous allons certainement y élargir notre programmation cinéma. En revanche, ce qui est certain, c’est que nous avons comme ambition à la fois de renforcer Lieux Fictifs sur le territoire Sud-Est et de continuer à transmettre notre travail jusqu’à passer progressivement le flambeau. Nous espérons également intensifier notre collaboration avec la CinéFabrique de Marseille. J’ai pu observer depuis la naissance de notre association, l’importance que peut avoir la création au sens large à travers la médiation et la transmission du cinéma, mais aussi à travers des expériences de création et de fabrication. Et surtout la manière dont un studio de cinéma au sein d’une prison peut aider à transformer le lien entre le dedans et le dehors et nourrir un ensemble de publics. Le cinéma a toute sa place sur ces questions d’altérité. Il ouvre un champ incroyable des possibles, des imaginaires et des représentations.
Lieux Fictifs bénéficie du soutien du CNC.