Pourquoi avoir accepté de présider le Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle (FAIA) en documentaire ?
J’avais déjà travaillé avec le CNC par le passé, en tant que membre de la commission d’aide au
court-métrage. Lorsque le CNC m’a proposé d’assurer le rôle de présidente du FAIA, j’ai accepté, non seulement parce que c’est une expérience particulière, mais aussi parce que j’ai une sorte de tropisme documentaire : les sujets, les thématiques, l’écriture du documentaire sont riches, et me semblent proches de mon travail littéraire. Mes histoires entretiennent un rapport très fort au réel. J’écris de la fiction, en m’inspirant de réalités parfois prosaïques. Ecrire me conduit à faire des recherches, et souvent à mettre au jour certains lexiques spécifiques que je fais venir dans mon texte, que j’importe dans l’écriture et auquel je trouve de la poésie. Et puis, cela m’a semblé être le moment opportun : j’ai débuté cette mission en mars 2019, dans la foulée d’un livre (Kiruna, publié en janvier 2019 – ndlr), ce qui représente un temps plus stable dans ma vie d’écrivaine.
Comment conciliez-vous votre mission pour le FAIA et votre métier d’écrivaine ?
La commission est organisée, le calendrier est connu à l’avance, les comités de lecture, les plénières y sont inscrits … Cela nous permet de bien travailler. Cependant faire partie d’une telle commission implique du temps, de l’engagement, c’est un investissement sur l’année – parfois plus, puisque j’ai été renouvelée à la présidence du FAIA pour un deuxième mandat, allant jusqu’à mars 2021. Mais l’expérience est incroyablement enrichissante. De mon côté, l’écriture demande également de la continuité, de la concentration… Mais je n’ai jamais fait qu’écrire mon propre livre : si j’écris chaque jour, ça ne veut pas dire que chaque jour, je ne fais que ça. Je peux accueillir d’autres projets, d’autres textes connectés à mon travail en cours. Par exemple, je suis artiste associée au musée d’Orsay cette année, une invitation qui prolonge en quelque sorte mon dernier roman (Un monde à portée de main, éditions Verticales, 2018 – ndlr) où l’héroïne, étudiante en peinture, apprend l’art du trompe-l’œil. À Orsay, je continue de questionner l’acte de peindre, et je relie cette interrogation à la littérature, l’écologie, l’architecture, la musique, la philosophie. De même, au sein du FAIA, la lecture des dossiers, la rencontre avec les réalisateurs et les producteurs qui viennent défendre leur projet en commission plénière, les échanges avec les autres membres de la commission, tout cela vient nourrir mon travail de façon continue. Je ne compartimente pas. En revanche, je n’accepterais pas de projets trop éloignés de mon travail en cours.
Cela fait maintenant un an que vous présidez le FAIA. Pourriez-vous nous raconter en quoi consiste votre rôle de présidente de commission ?
Il est plutôt formel : lors de la rencontre avec les autres membres ou lorsqu’on reçoit les auteurs et les producteurs des projets lors des plénières, je présente la commission et j’amorce le débat. Mais mon rôle est surtout de dégager l’écoute, de donner la parole, d’ouvrir la discussion et d’animer la séance. Il ne s’agit pas d’incarner une figure d’autorité. Ce qui m’importe, c’est qu’un temps soit donné à chaque projet, que chacun fasse l’objet d’un échange, même si les membres sont unanimes. Pendant les délibérations, je suis comme un autre membre de la commission, je m’exprime, je questionne. Je n’ai jamais eu à faire valoir mon statut de présidente, c’est plutôt la nature collective du travail qui m’intéresse.
À chaque commission, on prend la mesure de ce qui obsède les imaginaires contemporains, on relève les thèmes récurrents, l’omniprésence de certains affects et de certaines figures. Pour autant, il y a une grande richesse dans les différentes approches : là, un documentaire intrafamilial, là une exploration du monde mythique des ferrailleurs dans une capitale africaine, là un médecin de banlieue qui s’apprête à fermer sa consultation, ou encore un travail documentaire qui essaie de coudre des lambeaux de récits pour révéler un pan de l’Histoire du XXe siècle. La difficulté que nous rencontrons est alors de devoir comparer des projets qui n’ont rien à voir ni dans leur démarche, ni dans leur écriture, ni dans leur thème.
Cet arbitrage est toutefois encadré puisque des équipes du CNC sont présentes lors des commissions et garantissent une rigueur dans les délibérations. Cette rigueur est primordiale car, une fois encore, les choix peuvent être difficiles. Lors d’une commission d’aide au développement renforcé, une vingtaine de projets sont présentés en plénière. Tous sont généralement de qualité, mais nous ne pouvons n’en aider qu’une poignée. C’est parfois un parti-pris de ma part : plutôt que de « saupoudrer », je préfère aider moins de projets mais plus fortement et que la somme attribuée soit déterminante.
Sur quels critères vous appuyez-vous pour retenir ou non un projet ?
Je n’ai pas de critère strict. J’essaie dans la mesure du possible de respecter un certain équilibre : devant trop de projets similaires par exemple, je peux aller plus facilement vers celui qui regarde ailleurs. Un documentaire qui tient du cinéma du réel, un autre qui parle d’art contemporain, une tonalité intimiste, onirique, un premier film — c’est important que, parmi les projets présentés, il y ait aussi ce regard vers les premiers films. Il est tout de même une notion importante qui cristallise un soutien à certain projet : celle de la prise de risque. C’est quelque chose d’assez complexe à définir, cette notion de prise de risque, mais l’idée est de permettre à des projets d’exister, des projets qui, par leur invention formelle, leur écriture ou leur thématique, se départissent de la facilité, des formes convenues, des clichés. Nous essayons d’y être attentifs, de les distinguer.
Quel conseil donneriez-vous aux futurs porteurs de projet ?
Ce qui me touche à la lecture d’un projet, c’est de sentir qu’un documentariste est intimement lié à son projet, de la même manière qu’un écrivain est connecté à son histoire. La note d’intention, de ce fait, est essentielle — autant que le scénario, qui, lui évoluera lors des différentes phases d’écriture. S’y dégagent les enjeux cinématographiques, la méthode, l’approche, les choix formels, le tempo. Ce document personnel est un élément fort du projet.
En tant que romancière, vous vous documentez beaucoup. Comment s’empare-ton de cette matière documentaire lors de l’écriture d’un roman ?
La matière documentaire, c’est d’abord le roman qui me la désigne. J’écris, et en fonction de là où m’entraîne la fiction, je me documente sur tel ou tel sujet. L’écriture du roman se tisse alors dans une autre aventure, celle de la recherche documentaire, de l’enquête, qui peut conduire le roman ailleurs, infléchir son cours. Cette méthode me permet de faire des rapprochements, de mettre en écho des éléments de l’histoire, de convoquer des souvenirs. Dans Réparer les vivants, je pars de l’histoire de ce garçon qui s’en va surfer, puis j’ai fait des recherches sur le fonctionnement d’une vague, et le simple fait de réfléchir à ce qu’était une vague — comme phénomène naturel — m’a fait finalement construire le livre comme une immense vague. Cette vague est venue saisir la fiction, elle a structuré le roman sans que ce soit mon intention initiale. Puis il y a cet accident de van et les questions que je me pose sont : comment sécurise-t-on une route de campagne, puis, puisque mon personnage est en coma, je veux savoir ce que c’est précisément le coma. J’apprends alors que ce ne sont pas les urgences mais le service de réanimation qui gère le coma, puis que le coma dépassé et la mort cérébrale désignent la même chose. Voilà comment le roman avance, il invente sa propre documentation, il met au jour, dans le temps de l’écriture, son propre matériau documentaire.
Existe-t-il selon vous une dramaturgie du documentaire ?
Oui, sans doute, de la même manière qu’il existe la dramaturgie de la vie — le théâtre ne peut se séparer de la vie. L’écriture documentaire peut prendre en charge la nature chaotique, enchevêtrée, falsifiée, fragmentaire ou encore tragique du réel, mais vaut avant tout par l’expression d’une voix, d’une singularité, d’un regard, et par le travail formel qui va porter cette expression.
Maylis de Kerangal en quelques mots
Aux éditions Naïve, elle publie Dans les rapides (2007), une fiction en hommage à Blondie et Kate Bush. L’année suivante paraît Corniche Kennedy (Editions Verticales), adapté au cinéma par Dominique Cabrera en 2018.
En 2010, elle remporte à l’unanimité le prix Médicis pour son roman Naissance d’un pont et le prix Landerneau en 2012 pour son roman Tangente vers l’est.
En 2014, Maylis de Kerangal reçoit plusieurs prix pour Réparer les vivants, qui est à son tour adapté au cinéma par Katell Quillévéré en 2016. S’ensuivent À ce stade de la nuit en 2014 (Éditions Guérin) Un chemin de table en 2016 (Éditions du Seuil) et Un monde à portée de main en 2018 (Éditions Verticales). Elle publie début 2019 Kiruna (éditons La Contre Allée) qui, sur le mode du reportage littéraire, invite à la découverte de l’une des plus grandes exploitations minières encore en activité en Laponie suédoise.