Pourquoi cette idée de série sur un monde où le rire serait banni ?
Arnaud Malherbe : Les endroits où l’on a envie de rire le plus sont les endroits où l’on n’a pas le droit de rire ! À partir de là, on a réfléchi et on est arrivé à ce monde où le rire est totalement interdit. Il y a un parallèle avec la société actuelle, où il existe des espaces qui sont surveillés, au moins sur le plan moral, voire sur le plan légal. Des endroits où se posent des questions telles que : de quoi peut-on rire ? De qui ? Est-ce qu’on dégrade autrui ? Est-ce qu’on insulte une religion ? Au fur et à mesure de son développement, on a compris que la série traitait finalement d’un sujet d’actualité.
Marion Festraëts : Le rire est devenu une question sérieuse et peut même avoir de graves conséquences. Comment juge-t-on, aujourd’hui, les choses qui nous faisaient rire il y a vingt ou trente ans ? Tout cela est devenu central alors qu’on est, paradoxalement, dans une société du rire permanent. On ne peut pas allumer la télévision sans y voir des chroniqueurs payés pour nous faire rire. Il y a des émissions humoristiques partout. Il doit y avoir 100 spectacles comiques chaque soir à Paris. Rire et faire rire, c’est très important dans notre société actuelle, mais en même temps, il faut faire attention à ce que l’on dit. Cela devient une sorte de dynamite à manier avec précaution… On ne défend pas l’idée qu’on peut rire de tout, n’importe comment. Bien sûr que non. L’ambition de la série est de s’interroger sur ce qu’est le rire d’une manière générale.
La série revêt un aspect politique que vous assumez d’ailleurs…
Arnaud Malherbe : Oui, complètement. L’histoire se déroule dans une société fasciste, repeinte en rose. Et on touche à quelque chose de terrible à mon sens, qui est la fausse bienveillance. Le présupposé de la série est de dire que rire, c’est rire de quelque chose, c’est rire aux dépens de quelqu’un. C’est forcément dégradant quelque part et donc il faut arrêter, pour le vivre-ensemble. Il faut arrêter de rire aussi pour booster la valeur travail, en recadrant notre énergie. Il y a cette notion chez Umberto Eco, dans Le Nom de la rose, quand les moines s’interdisent de rire, parce qu’au moment du rire, ils s’arrêtent de penser à Dieu, ils arrêtent d’avoir peur de Dieu, l’espace d’un instant. Et il y a la même chose dans nos sociétés : rire des choses, c’est avoir une forme de pouvoir, une force individuelle. C’est aussi ce que montre la série.
Est-ce compliqué de développer une série "dystopique" en France ?
Arnaud Malherbe : Le genre est assez rare ici. C'est une question de culture sans doute. Il n'y a pas nécessairement un appétit du côté des distributeurs et des diffuseurs pour explorer des mondes imaginaires comme celui-là. On fait du fantastique, avec des créatures, ou de la science-fiction, pour un public jeune. Une dystopie suppose d'avoir un propos sur la société et donc d’être dans le commentaire. Quelque chose de plus politique. Et c'est souvent cela qui gêne. D'ailleurs, j'ai hésité à un moment à faire quelque chose de très naturaliste, c'est-à-dire reprendre exactement le même texte, dans un monde identique au nôtre. Faire quelque chose de réaliste. Mais le ton aurait été franchement sinistre. Pour être plus ludique, et moins anxiogène, on a préféré la dystopie. On n'a pas souvent l'occasion de créer des mondes comme ceux-là !
Comment avez-vous fait concrètement ?
Marion Festraëts : Créer une dystopie sans gros budget est compliqué. Il faut innover. Mais on a été accompagnés par une équipe talentueuse. Je pense à notre rencontre avec Morgane Bellefet, la cheffe costumière. Elle a pris beaucoup de plaisir à imaginer l’habillement des comédiens. Son apport a été précieux, ses costumes ajoutent à l'atmosphère de la série, déjà définie visuellement avec les décorateurs à qui on avait demandé de créer une impression de douceur dans ce monde.
Arnaud Malherbe : L'équipe déco a trouvé une parade géniale pour éviter d'avoir à construire des décors en studio. On a tourné dans les locaux du centre du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) de Saclay (Essonne). C'est une ville à part entière, avec des bâtiments difficiles à identifier. Il y a des rues à l'esthétique brute, on se croirait presque revenu en Union Soviétique. Parfait pour le décorum de Rictus. Il y a même un ancien réacteur nucléaire. C’est devenu notre terrain de jeu. On y a filmé 90 % de la série. En faisant tout au CEA, on a pu s'en sortir logistiquement et financièrement. Ensuite, on a réécrit le scénario en fonction du lieu. Par exemple, comme il y avait une salle de spectacle dans le quartier, je l'ai finalement inclus dans le script. En définitive, l’endroit nous a donné plein d'idées et on a fini par jouer avec les contraintes budgétaires. On peut être fier de la production value de la série.
Pourquoi avoir choisi Fred Testot comme rôle principal ?
Arnaud Malherbe : Il incarne à la perfection ce côté pince-sans-rire. On a d’ailleurs écrit la série avec Fred Testot en tête. J’avais fait mon premier court métrage avec lui, il y a une quinzaine d’années, qui s’appelait Dans leur peau. Ophélia Kolb [l’autre personnage-clé de la série - ndlr] jouait aussi dans ce court métrage. Les réunir à nouveau pour Rictus, c’était presque un revival de cette époque. Fred Testot est un clown triste. Son potentiel comique est énorme.
Marion Festraëts : Je crois que Fred Testot se situe quelque part entre Jean Rochefort et Jim Carrey. Il peut jouer avec son corps, avec son visage. Il a en lui cette mélancolie, mélangée à de la totale fantaisie, très absurde.
Rictus, saison 1 en 9 épisodes depuis le 14 septembre 2023 sur OCS
Créée et écrite par Arnaud Malherbe et Marion Festraëts
Réalisé par Arnaud Malherbe
Avec Fred Testot, Ophélia Kolb, Youssef Hajdi, Constance Dollé…
Produit par Baya Production, Cocojet, OCS et Cinéfrance Studios
Soutien du CNC : Aide à la production (sélectif)