Alejandro Jodorowsky est un artiste protéiforme. Cinéaste, auteur de bande dessiné, romancier, mime, essayiste… Passionné d’ésotérisme, il pratique volontiers la cartomancie, ajoutant une part mystique à sa personnalité. Né au Chili en 1929, « Jodo » a débuté par le théâtre de marionnettes. D’exil en exil, l’homme atterrit au début des sixties en France où il fonde le collectif surréaliste « Panique » avec Fernando Arrabal et Roland Topor. C’est pourtant au Mexique qu’il tourne ses premiers long métrages réalisés dans une fièvre psychédélique et appelés à devenir cultes comme le western existentiel et baroque El Topo (1970) ou le film s.f hippie, La Montagne sacrée (1973).
Autour de Jodorowsky se presse alors toute une « faune » artistique, parmi la plus influente de l’époque : John Lennon, Salvador Dali ou encore Mick Jagger. Le « grand œuvre » de Jodorowsky, surnommé alors le « Cecil B. DeMille de l’underground », n’a pourtant jamais vu le jour. C’est son adaptation de Dune, le roman de science-fiction de Frank Herbert. De ce projet monstrueux, que réalisera plus tard David Lynch et bientôt Denis Villeneuve, il reste les esquisses des décors de Moebius et H.R Giger, l’engagement d’Orson Welles, Salvador Dali et Amanda Lear ainsi que les musiques du Pink Floyd, Tangerine Dream ou encore Magma. En 2013, le film Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich retraçait les contours de cette impossible épopée.
C’est dans ce documentaire passionné que s’esquissent les traces laissées par Jodorowsky. Ainsi le cinéaste danois Nicolas Winding Refn (Drive…), admirateur avoué de l’œuvre du cinéaste franco-chilien, expliquait ici face caméra l’influence sur son œuvre. On retrouve en effet, chez lui, cette manière graphique et visionnaire d’envisager la mise en scène faisant de chaque film un « trip » visuel, une expérience qui défie les lois de la narration. Refn a ainsi dédié son Only God Forgives à Alejandro Jodorowsky. L’un et l’autre aiment à s’éloigner du confort supposé du genre qu’ils ont décidé d’embrasser pour offrir un objet hybride où les frontières volent en éclats. Le western ou le drame s.f devenaient ainsi chez Jodorowsky une quête spirituelle et hallucinée. Chez Refn un film de prison (Bronson) ou de vikings (Le Guerrier silencieux), frisent l’abstraction, se muant en véritables ballets autour d’un corps supplicié. C’est donc l’inattendu qui dessine le style de Jodorowsky, un geste que d’aucuns pourraient juger suicidaire dans un système de production « classique » où les risques sont anticipés au maximum. Ce qui explique que son œuvre se soit épanouie dans le climat contestataire des seventies et qu’elle ait ensuite connu des difficultés lors des décennies suivantes, beaucoup plus pragmatiques.
Reste que ce Dune avorté a infusé dans le renouveau du cinéma de science-fiction américain à la fin des années 70. Ainsi Ridley Scott a embauché plusieurs techniciens de cette malheureuse entreprise à commencer par le scénariste David O’Bannon pour son Alien (1979). Scott se souviendra aussi des idées esthétiques de Jodorowsky pour son Blade Runner (1982). Il se murmure même qu’avant lui, George Lucas en pleine préparation de son Star Wars, se serait procuré le story-board de Dune.
Aujourd’hui chaque film qui quitte les rivages de la raison porte en lui la marque de Jodorowsky. Ainsi lorsqu’il présentait The Fountain (2006), l’américain Darren Aronofsky avouait avoir projeté à son équipe, juste avant le tournage, La Montagne sacrée. En France, le trip de Jan Kounen, Blueberry (2004) portait en lui le sceau d’El Topo et de La Montagne sacrée. Plus proche, on retrouve cette poésie de l’image chez Bertrand Mandico (Les Garçons sauvages, Ultra Pulpe…) ou encore Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit, Un couteau dans le cœur…), cinéastes qui aiment à pénétrer des territoires enfouis pour en sonder la part mystique.
La rétrospective Alejandro Jodorowsky se tient jusqu’au 9 octobre à la Cinémathèque française.