Formée a? Rome, ou? elle part a? l’âge de 20 ans, de 1976 à 1979, Anai?s Romand débute sa carrière en exerçant un métier plutôt solitaire, contrariant son goût du travail en équipe et ses aspirations profondes : la restauration d’œuvres d’art. « Je ne connaissais alors rien en couture ni en costumes. Ce n’était pas ma formation, j’avais juste une bonne culture générale en théâtre et en peinture. Je me faisais une idée très haute de ce métier et je le pensais hors d’atteinte pour moi », se souvient-elle. Pourtant, la création de costumes constituait sa première envie… « Mais je me l’interdisais un peu, pensant que ce n’était pas dans mes capacités.»
Le hasard et les rencontres lui permettent, ensuite, de retrouver le chemin de sa passion originelle. De retour à Paris après ses études, Anaïs Romand travaille avec une équipe de peintres décorateurs italiens. Ces derniers bousculent le destin de la jeune femme en lui présentant le couple de décorateurs et costumiers italiens Ezio Frigerio et Franca Squarciapino, dont elle devient l’assistante costumes, principalement au théâtre, de 1987 à 1995. Elle apprend, à leurs côtés, les techniques de fabrication et de montage des costumes…
Les projets au cinéma débutent au cours de cette période : La Révolution Française de Robert Enrico, réalisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution en 1989, aux côtés de Catherine Leterrier, puis la série télé de Jacques Doillon Germaine et Benjamin, devenue au cinéma Du fond du cœur en 1994. Le premier film qu’elle « signe » vraiment, Les derniers jours d’Emmanuel Kant, réalisé en noir et blanc par Philippe Collin, date de 1993. Elle a alors 37 ans. « Je me sentais encore très marginale car je n’avais pas de formation, j’apprenais sur le tas en allant aussi beaucoup au cinéma pour aiguiser mon regard ». Ce n’est vraiment qu’avec le film d’Olivier Assayas Les Destinées Sentimentales (2000) qu’Anaïs Romand prend confiance en elle : « J’ai donné huit mois de ma vie à ce film, j’ai dû rassembler tout ce que je pouvais avoir comme connaissances et expériences. Mais je me suis sentie vraiment plus solide après. »
Les projets au cinéma ne se bousculent pourtant pas après cette belle expérience. Anaïs Romand poursuit son métier au théâtre, où elle apprécie le respect apporté à sa profession, considérée comme partie intégrante de l’équipe artistique. Regard tout à fait différent dans le milieu du cinéma, ce qu’elle déplore : « Il y a un regard sexiste au cinéma sur les gens du costume. Nous ne sommes pas considérés et nous sommes souvent vus comme de simples petites mains qui vont chercher des habits sur un cintre, comme des gouvernantes et non des créateurs artistiques ». Conséquence : difficile de faire comprendre les enjeux du costume et de son travail aux directions de production : « Il y a une réelle méconnaissance de ce que l’on fait et par conséquent de ce que cela coûte. Alors que nous sommes au cœur de l’action, des personnages... Les gens imaginent que ça coûte la même chose que dans l’industrie du vêtement telle qu’on la connaît dans notre quotidien. Il y a une fausse idée du coût du vêtement même dans le contemporain alors imaginez dans les films d’époque ! »
Le film d’époque s’est présenté à Anaïs Romand davantage par heureux hasard que par choix. « J’ai la chance d’être appelée pour les deux ! Nous sommes catalogués « contemporain » ou « époque » alors que dans tous les cas la réflexion est la même : qui est le personnage, comment va-t-il s’habiller, quelle est la couleur du film ? » Remarquable et remarqué, son travail lui vaut trois César : pour L’Apollonide en 2012 et Saint Laurent en 2015, deux films de Bertrand Bonello, ou encore pour La Danseuse de Stéphanie Di Giusto en 2017, ainsi que des nominations pour Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot, en 2016, ou encore en 2018 pour Les Gardiennes de Xavier Beauvois. Mais ce qui compte le plus pour la créatrice de costumes c’est la fierté qu’elle ressent pour les nombreux films sur lesquels elle a officié, « tout simplement pour ce qu’ils sont, pour leur valeur, pour le travail d’équipe global qui a été mené ». Parmi eux, La Douleur d’Emmanuel Finkiel, qui vient d’être choisi pour représenter la France aux Oscars en 2019.
Les bonnes couleurs, les bonnes matières
Anaïs Romand peut parler pendant des heures de son travail. De ses recherches d’abord, faites de nombreuses lectures et connaissances picturales, aux maquettes, premiers échantillons de matières, de couleurs. « Un film d’époque n’est pas une œuvre d’archiviste. Il faut trouver un terrain d’entente : que veut-on représenter de cette époque ? Le vêtement véhicule beaucoup de codes, lesquels veut-on garder, lesquels va-t-on comprendre sur un corps et des gestes contemporains, dans un langage moderne ? Tout est dans le dosage. Le costume ne doit pas non plus devenir le premier personnage, il faut éviter le décoratif. »
Ses costumes, Anaïs Romand commence par les dessiner au crayon en noir et blanc avant de trouver les bonnes matières, les bonnes couleurs. « Il faut souvent teindre, tisser, ce n’est pas juste coudre et couper : il y a beaucoup de savoir-faire artisanal dans différents domaines. » Puis vient le temps de la fabrication qui se heurte à un nouveau problème de taille qu’Anaïs Romand dénonce volontiers : la disparition des ateliers pérennes. « En France, il n’y a plus d’ateliers à l’année adossés à un stock, on a perdu un outil de travail essentiel. Le dernier, Les Ateliers du Costume, a fermé il y a dix ans. Donc nous devons trouver des solutions à l’étranger pour faire fabriquer. Et à chaque gros film, nous devons élaborer des devis avec les productions qui ne comprennent pas : car nous devons recréer entièrement un atelier volant, louer un grand espace, le matériel, recruter une équipe d’atelier entière etc. »
Après cette étape fastidieuse, tout se joue enfin avec le comédien qui va progressivement adopter son costume, ne faire qu’un avec lui lors des séances d’essayage. « C’est un vrai travail avec l’acteur, je lui donne les informations pour qu’il sache comment se servir de son costume. C’est un moment intéressant et ludique. Mais j’aime toutes les étapes. J’adore même me lever à 5h du matin pour habiller la figuration. J’aime le fait de pouvoir décider de leurs rôles, d’écrire et d’inventer leurs personnages sans texte, juste en choisissant de leur attribuer tel costume. »
Un peuple et son roi : son plus gros défi
Un travail sur la figuration qui a d’ailleurs été colossal sur Un Peuple et son Roi de Pierre Schoeller, film qu’Anaïs Romand désigne volontiers comme son plus gros défi. Plus de 110 rôles et une immersion au plus près des anonymes du peuple de Paris durant la Révolution française. Un angle complètement différent de celui qu’elle avait pu traiter avec le film du bicentenaire de la Révolution. « C’est toujours très intimidant de représenter la Révolution française car c’est une histoire qui nous appartient. Puis il y a un défi financier sur tous les plans pour obtenir un travail de qualité et esthétique. Pour le coup, le producteur Denis Freyd a eu une vraie compréhension du département costumes et a entendu et compris l’enjeu. »
Anaïs Romand a ainsi pu fabriquer pratiquement la totalité des costumes. « Nous avons juste loué les costumes de l’aristocratie et de la cour, à part bien entendu les rôles principaux. En revanche ce qui n’existe pas du tout en location, c’est le peuple parisien avec sa mode de la fin du XVIIIe, un peu de coquetterie propre à la capitale. » La créatrice de costumes a donc réalisé pour ce film une « grande collection de prêt-à-porter du XVIIIe », avec une fabrication à la main sur tous les gros plans et une préoccupation aigue de l’esthétique de la figuration et des arrières plans. « Je suis très fière de ce film, il y a une vraie esthétique, on oublie le costume sur les personnages, aucun d’eux n’a l’air déguisé. Quand les figurants se reposaient entre deux prises, je les observais dans leurs postures modernes et décontractées avec leurs costumes, ils avaient l’air très naturel, et je me disais : « Ça va marcher à l’image !» »
Anaïs Romand poursuit actuellement ses projets au théâtre et à l’opéra, pendant que les prochains films se mettent en place. Mais elle conserve un regard lucide sur sa profession et tire une sonnette d’alarme : « Pourquoi cette époque où l’on fabriquait tout est révolue ? C’est compliqué de penser un film en se disant que l’on va tout louer, on ne fait aucun miracle avec les loueurs. On voit de plus en plus arriver des films anglo-saxons qui montent en gamme sur le plan du costume, et nous en France, nous sommes en train de baisser la garde et de sacrifier la qualité esthétique qui nous différenciait ». Un constat qui n’enlève rien à son amour pour le cinéma et les beaux projets d’équipe, qui continuent à orner sa carrière dont elle tisse chaque fil avec la même passion depuis trente ans.