Comment êtes-vous arrivé à vous spécialiser dans les cinémas ?
Comme tous les architectes, en lançant mon agence, j'ai tenté divers projets, et j'ai eu la chance de faire mon premier cinéma, ensuite un deuxième, puis le bouche-à-oreille a fonctionné... J'ai communiqué de plus en plus dans ce domaine. J'ai fini par avoir de nombreuses références et on a fini par ne m'appeler que sur ce sujet-là ! Mon premier cinéma a été l'UGC de Saint-Herblain, j'ai été le sous-traitant d'un confrère qui ne maniait pas l'informatique. Il fallait intégrer le cinéma dans un bâtiment high-tech, vers 1995. Ce projet m'a permis ensuite de prendre le chantier de rénovation du cinéma d'Elbeuf. Et voilà...
Aujourd'hui, quel est l'objectif principal quand vous créez ou rénovez un cinéma, par rapport à vos débuts ?
Au fond, il y a les mêmes problématiques qu'il y a vingt ans. Il y a toujours une image projetée, du son, un public assis à accueillir avec les mêmes normes.
Au-delà du film, le lieu doit désormais prendre d'autres usages. Ce qui a beaucoup changé, c'est que la vague des gros multiplexes implantés à l'extérieur des villes avec des grands parkings est terminée. Ce n'est plus dans l'air du temps. Les gens n'ont plus les mêmes envies : les jeunes sont moins dans l'usage de la voiture ou de la consommation. Passer du temps dans une voiture pour se garer dans un parking gigantesque et aller dans un lieu immense et improbable, ce n'est pas ce qu'ils recherchent.
Vers quoi se tourne-t-on alors ?
Vers des cinémas plus petits, mais avec la même qualité de projection que dans un multiplexe, donc de grands écrans, des salles ravinées, une spatialisation du son de grande performance... Mais tout en restant proche des gens, donc des cinémas situés dans les villes, dans les quartiers. Il faut tout de même pouvoir y manger, avoir de la place pour s'y donner rendez-vous. Le cinéma doit être connecté à son quartier et au centre-ville. Cela est nouveau, car les cinémas avaient déserté les centres-villes, car ils y mouraient.
Est-ce que l'on revient donc à un cinéma de proximité ?
C'est cela, mais en beaucoup plus gros. A Paris, les anciens cinémas de quartier étaient mal fichus, ils n'avaient pas de hall et la qualité de projection était souvent mauvaise. Le nouveau modèle qui revient surtout en province dans les villes moyennes est un bâtiment beaucoup plus gros, de manière à avoir des salles petites, moyennes et grandes, avec un grand hall et un parvis... La volumétrie est beaucoup plus importante. Il n'y a pas beaucoup de terrains disponibles en ville, évidemment, mais il y a beaucoup de friches. Des bâtiments militaires, des hôpitaux, des casernes...
Quels sont les enjeux spécifiques dans ce cas ?
Les gens sont attachés à ce genre de bâtiment, puisqu'il fait déjà partie de leur quartier. Les voir renaître et changer, c'est quelque chose de très positif, d'autant que l'arrivée d'un cinéma est toujours très bien reçue. Cette renaissance d'un bâtiment accouplée à l'arrivée d'un cinéma est un double bénéfice.
Vous-même, préférez-vous créer un bâtiment ou rénover un ancien bâtiment en cinéma ?
Certes, en tant qu'architecte, il est toujours plus excitant de travailler à partir de rien, d'un terrain vide... On peut imaginer une volumétrie à loisir, et donner libre cours à notre créativité. Mais détourner un bâtiment reste aussi très excitant : il y a un vrai challenge d'arriver à rentrer des salles à l'intérieur d'une enveloppe, d'arriver à faire fonctionner l'ensemble. A faire un vrai cinéma. Ce ne sont pas les mêmes sujets.
Vous ne travaillez pas avec des circuits comme UGC ou Gaumont mais avec des indépendants. Pourquoi ?
Effectivement, ils ont leurs habitudes, leurs architectes... Il y a quelques années, UGC a envisagé un modèle de cinéma plus petit, avec sept ou huit salles, un peu à la façon de Carrefour qui a essayé avec Carrefour Market de faire un modèle plus proche des gens et des quartiers. UGC avait lancé une consultation, mais qui est restée sans suite. Nous travaillons à 95% avec les indépendants.
Combien de projets avez-vous en cours ?
Une dizaine, en général, à divers stades. Certains en chantier, d'autres qui sont prêts à démarrer, d'autres en étude de faisabilité donc à l'état de croquis... Chaque projet met en moyenne deux ans entre le premier croquis et l'inauguration. C'est assez long, donc il faut maintenir un flot continu. Par exemple, à Sarlat, au Rex, il y avait un cinéma existant, de centre-ville, dont l'organisation interne n'était pas très performante. Mais grâce à un immeuble mitoyen, il y avait une possibilité d'agrandissement et de réorganisation. Dans ce cas-là, nous devons travailler avec l'architecte des bâtiments de France. Le projet prend forme dans cet échange entre nos dessins et ses remarques. C'est une collaboration riche, entre professionnels. A Valenciennes, nous avons aussi créé un cinéma dans une ancienne caserne militaire, un arsenal avec une grande cour. Nous avons ajouté un bâtiment et relié l'ancien au nouveau via une « rue » couverte et vitrée. Et à Verdun, c'était un ancien manège à chevaux. Un bâtiment magnifique, doté de grandes fenêtres. Dans ce cas précis, nous voulions conserver l'intégralité du bâtiment.
Vous avez également travaillé sur les trois cinémas Lumière, à Lyon. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Thierry Frémaux disait que cela ne servait à rien de préserver des films de patrimoine si les cinémas de centre-ville mouraient. A Lyon, il était navré de voir que la Fourmi et les deux cinémas CNP, Terreaux et Bellecour, allaient fermer sans repreneur. Il a trouvé des financements et nous a confié les chantiers. Ils sont désormais ouverts : ce sont des cinémas tout petits, au rez-de-chaussée d'immeubles, dans des caves... Nous étions ici dans le sauvetage de petites structures existantes, où l'on ne pouvait pas faire de hall ou de très grande salle.
Comment travaillez-vous avec les équipementiers spécifiques, comme les projecteurs ou le son ?
D'abord, il faut souligner que nous sommes présents chaque année au Congrès des exploitants, de la Fédération Nationale des Cinémas Français, avec un stand. A l'exception des marchés publics, donc sur concours, c'est là que les exploitants viennent nous chercher. A l'origine de nos projets, très souvent, il y a un exploitant avec sa commune qui cherche un nouveau terrain ou un nouveau bâtiment. Ce sont les exploitants qui sont très au courant des équipements, ils se parlent entre eux, notamment par la FNCF qui les informe constamment. Donc, ils ont toujours une demande très précise en termes d'équipements. Nous sommes là pour les accompagner. La 3D a été un assez bel outil, mais elle a été massacrée par des producteurs qui ont fait de très mauvais films qui ont dégoûté le public du relief. Ce qui est magnifique, en ce moment, c'est le son Atmos. Il permet un son d'une finesse et d'une délicatesse absolues. Vous pouvez ressentir les choses avec une telle douceur... On a l'impression d'y être. C'est un outil extraordinaire. Mais la majorité des films en Atmos sont beaucoup trop « forts », et massacrent les oreilles du public. Mais les exploitants ont compris que c'était un très bel outil, on espère que de vrais cinéastes vont s'en emparer et travaillent le son comme l'image. Il y aura des films dont la bande-son Atmos sera un élément à mettre en avant. Beaucoup d'exploitants veulent alors leur « salle Atmos ».
Selon vous, quelle est la prochaine grande évolution du cinéma en salles ?
Déjà, nous avons de la chance d'avoir le système d'aide à la distribution : notre choix de films est d'une diversité inégalée dans le monde, et il faut le préserver. La prochaine grande évolution technologique sera l'écran sans projecteur, des écrans LED, comme d'immenses télévisions. Les premiers écrans arrivent, mais ils sont encore très chers... Leur arrivée va être très intéressante à intégrer dans nos projets : aujourd'hui, le faisceau de projection nous impose de travailler une salle dans la profondeur, car il faut une salle de projection et que le public soit obligatoirement sous le faisceau. Toutes les normes de cinéma sont pensées en fonction de ce faisceau, ce qui limite les possibilités d'immerger le public dans l'image. Une fois que le faisceau aura disparu et que l'écran lui-même sera lumineux, le contraste et les couleurs seront d'une qualité incroyable mais surtout le public pourra être mis en hauteur, comme dans un théâtre à l'italienne, sur toute la hauteur de l'écran. On travaillera sur la hauteur, non la profondeur. Ce sera un choc. C'est la future grande évolution du cinéma. Le public qui avait déserté la salle va retrouver l'expérience de l'immersion, qui est l'essence du cinéma. Et la salle est évidemment essentielle dans ce processus. Une émotion partagée est plus forte qu'une émotion sur un petit écran.