Découvrez "Paris vu par… Rue Saint-Denis", de Jean-Daniel Pollet

Découvrez "Paris vu par… Rue Saint-Denis", de Jean-Daniel Pollet

13 août 2020
Cinéma
Paris vu par… Rue Saint-Denis de Jean-Daniel Pollet
"Paris vu par… Rue Saint-Denis" de Jean-Daniel Pollet
En 1965, dans le film collectif de la Nouvelle Vague Paris vu par…, Jean-Daniel Pollet signait le segment le plus singulier, déjouant les règles imposées par la commande, et symbolisant ainsi la position singulière de son auteur au sein de la Nouvelle Vague.

Au mitan des années soixante, le jeune Barbet Schroeder décide de produire, via Les Films du Losange, la société qu’il vient de fonder avec Eric Rohmer, un film collectif qui servirait d’étendard à la Nouvelle Vague. Paris vu par…, comme son nom l’indique, permettra à chacun des réalisateurs conviés de livrer sa vision de la capitale. Les règles sont les suivantes : un quartier par cinéaste, une durée d’une quinzaine de minutes par sketch, un tournage en 16mm, avec son direct, décors naturels, équipe ultralégère de trois ou quatre personnes maximum et des comédiens non professionnels (cette dernière contrainte ne sera pas respectée).

Jean Douchet choisit Saint-Germain-des-Prés, Jean Rouch la Gare du Nord, Jean-Daniel Pollet la rue Saint-Denis, Eric Rohmer la Place de l’Etoile, Jean-Luc Godard Montparnasse et Levallois, et Claude Chabrol le quartier de la Muette. « Le film, écrira plus tard Jean Douchet dans son livre Nouvelle Vague, pousse jusqu’aux conséquences ultimes le principe de la Nouvelle Vague de soumettre l’esthétique à l’économique. (…) En 1963-64, au moment de l’élaboration et de la réalisation du film, s’achève la grande révolution technologique née du développement de la télévision, avec les caméras légères, l’optique, le son, les pellicules, la couleur, etc. Barbet Schroeder parie sur toutes ces possibilités nouvelles, à commencer par celle du « gonflage », en laboratoire, d’un film 16 millimètres en 35 millimètres, avec un résultat satisfaisant. Le but est de prouver que l’on peut désormais réaliser des films dans les mêmes conditions que l’amateur tout en obtenant un produit de format professionnel, exploitable commercialement. »

Le casting des réalisateurs réunis par Barbet Schroeder est prestigieux, et pourtant il témoigne, en creux, des dissensions au sein de la Nouvelle Vague. François Truffaut et Jacques Rivette, par exemple, brillent ici par leur absence. Porté aux nues par la presse et le public à la fin des années cinquante et au début des années soixante, le mouvement qui a chamboulé le cinéma français commence, déjà, à se fissurer. Les luttes intestines au sein de la rédaction des Cahiers du Cinéma témoignent de cette fin imminente d’un âge d’or. Censé être le manifeste de la Nouvelle Vague, Paris vu par…, estiment aujourd’hui les historiens du cinéma, signe surtout sa fin. C’est son « testament », dira Douchet.
Au sein d’un ensemble mêlant marivaudage, expérimentation formelle et critique sociale, Jean-Daniel Pollet signe sans doute le film le plus singulier. Le seul, en tout cas, à ne proposer aucun plan de la capitale ! La rue parisienne est pourtant le terrain de jeu privilégié de Godard, Truffaut et compagnie. La Nouvelle Vague, et Paris vu par… est censé à nouveau le souligner, s’est construite esthétiquement contre la claustrophobie et l’artifice du studio. Pollet, pourtant, tord les règles de la commande et se claquemure dans un modeste appartement parisien. La rue Saint-Denis ne sera « visible » qu’à travers un archétype : une prostituée gouailleuse (la très drôle Micheline Dax) qu’a fait monter chez lui un commis de cuisine timide, effacé, qui va préparer à manger à son « invitée », discuter de la pluie et du beau temps avec elle, repoussant ainsi indéfiniment le moment du passage à l’acte. Jean-Daniel Pollet observe tendrement ce duo comique : la « professionnelle » bavarde et le client mutique. Celui-ci est interprété par Claude Melki, clown triste dont la pantomime mélancolique évoque Buster Keaton, et acteur fétiche du cinéaste, qui le dirigera à nouveau notamment dans L’Amour c’est gai, l’amour c’est triste (1971) et L’Acrobate (1976). Jean-Daniel Pollet ne filme peut-être pas Paris et pourtant on sent le monde alentour vibrer dans ce moment suspendu, cet instant partagé entre deux solitudes, réunies par une misère autant affective que sociale.

La manière dont « Rue Saint-Denis » s’insère dans Paris vu par… tout en s’en démarquant est assez emblématique de la place singulière de Jean-Daniel Pollet au sein de la Nouvelle Vague et, du cinéma français en général. Electron libre, cas à part, Pollet a très tôt été identifié comme un précurseur. Son premier film, Pourvu qu’on ait l’ivresse, avait obtenu le Lion d’or du court métrage à Venise en 1958. Comme le rappelait récemment Jean-Paul Fargier, collaborateur et biographe de Jean-Daniel Pollet, dans une interview à Télérama, ce premier essai avait fait forte impression à Godard, Melville et Truffaut, celui-ci allant jusqu’à comparer son auteur à Jean Vigo. Avec ce premier essai, « Jean-Daniel Pollet invente l’esprit de la Nouvelle Vague, estime Fargier, la liberté de filmer sans contraintes, en étant l’auteur de la totalité de son film (scénario, image, montage). » Le cinéaste tracera ensuite une route solitaire, marginale, alternant des comédies douces-amères avec Claude Melki et des propositions plus contemplatives, comme Méditerranée (1963), conçu avec Philippe Sollers. C’est cette œuvre secrète et méconnue qui peut être redécouverte aujourd’hui grâce à une rétrospective à la Cinémathèque (du 12 au 30 août) et la restauration de plusieurs films, à voir en salles ou en DVD.