Comment est né « Des Hommes » ?
Jean-Robert Viallet : A l’occasion d’un de nos précédents films, Alice et moi avions rencontré une femme condamnée qui nous avait longuement parlé des deux ans qu’elle avait passés aux Baumettes. Nous vivions à Marseille depuis quelques années et, petit à petit, ce qu’elle nous avait raconté a cheminé dans notre esprit. On s’est dit qu’il fallait que l’on rentre dans cette prison, qu’on la voie de l’intérieur pour arriver à en saisir les images, les odeurs, les sons… C’était en 2013, et nous avons alors commencé à contacter toutes les autorités et administrations nécessaires pour arriver à organiser ce tournage. C’est un travail de laboureur infini : il nous a fallu près de trois ans pour obtenir toutes les autorisations.
C’est un délai normal, pour un tournage de ce type ?
Alice Odiot : Pour un tournage comme celui-ci, oui, c’est normal. Car nous avons vraiment obtenu une autorisation d’aller et venir totale. Nous avons pu aller partout, des douches à la commission disciplinaire en passant par les cellules. On ne nous a refusé aucun accès. Donc c’est aussi pour cette raison que cela a été aussi long : parce qu’on voulait faire ce film sans aucun dispositif. Nous ne voulions pas passer par un atelier ou un prisme très particulier de la prison, nous voulions la vivre dans son ensemble.
Les Baumettes sont un établissement pénitentiaire très particulier, qui a mauvaise réputation…
Alice Odiot : C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles cela a été si long. A un moment, le ministère de la Justice et l’administration pénitentiaire nous ont dit : « Demandez-nous tout ce que vous voulez, sauf les Baumettes ! ». Mais c’est justement ce qu’on voulait ! C’est surtout grâce à la directrice de la prison de l’époque que l’on a pu y rentrer. Elle avait envie de montrer aux juges, aux procureurs de Marseille – les peines sont plutôt prononcées avec sévérité ici – où l’on enfermait les hommes qui étaient jugés au Tribunal de grande instance de Marseille. Elle voulait montrer ce qu’elle avait à gérer : 8000 entrées et sorties par an… Donc elle nous a laissés faire, nous a fait confiance. Elle nous a d’abord fait patienter, pendant un mois en 2015, à observer la prison pour que l’on comprenne que c’était beaucoup plus complexe que ce que l’on imaginait.
Pendant le tournage, aucun endroit ne vous a été interdit d’accès ?
Jean-Robert Viallet : Sur le principe, non. La seule restriction, c’est que dans une prison, il y a les condamnés et puis les prévenus, qui ne sont pas encore jugés. Nous n’avons donc pas filmé les prévenus. L’autre restriction, c’est qu’il arrive qu’il y ait des détenus dangereux ; on ne pouvait donc pas rentrer dans leurs cellules aussi facilement que ça. Mais sinon il n’y avait pas de limites, sur le plan politique ou autre… La direction de la prison a vraiment joué le jeu.
Outre votre envie de découvrir et filmer ce lieu, quels étaient vos objectifs en vous lançant dans ce projet ?
Alice Odiot : Nous n’avions pas d’objectif très précis, si ce n’est qu’on avait envie de ressentir, donner à voir et à entendre ce que c’est que la détention. Nous avions envie de passer cette porte. Pour nous, en tant que documentaristes, c’est une expérience assez unique. On n’est plus rattachés au monde extérieur, on entre dans un univers qui ne ressemble à rien de ce que l’on a connu, dans lequel les sensations sont exacerbées : l’ouïe, ce que l’on imagine… Et on va pouvoir y passer de longues journées. Donc ce que l’on veut, dans un premier temps, c’est déjà se faire accepter de ce monde-là et pouvoir le saisir, en rapporter ce que ça fait d’être enfermé et d’étouffer là-dedans.
Jean-Robert Viallet : L’objectif, ça a été de se dire : est-ce qu’il est possible de réussir à faire quelque chose qui ne soit pas un sujet sur la prison ou anglé sur tel ou tel axe précis ? Est-ce qu’on est capables, autant que faire se peut, de faire un film de cinéma qui emmène le plus possible les spectateurs au cœur de la prison ?
C’est la raison pour laquelle on ne suit pas un protagoniste en particulier ?
Jean-Robert Viallet : Oui. On ne voulait pas occulter la pure réalité par la narration d’une histoire très concrète d’une personne, dans laquelle il y aurait des points chauds, des rebondissements et un dénouement. L’idée était vraiment de montrer la prison comme un corps vivant, avec son biotope. Pour que les spectateurs puissent la vivre le plus réellement possible.
Alice Odiot : On n’avait pas envie qu’il y ait des histoires individuelles qui l’emportent. Chaque récit de chaque détenu est un monde en soi : c’est l’abandon, le chômage de masse... Quand on entre dans l’histoire de chaque personne incarcérée, on est de toute façon confronté à l’un des problèmes de notre société, à ce que c’est que d’être un angle mort social.
Comment êtes-vous parvenus à vous faire accepter auprès des détenus ?
Alice Odiot : Nous avions déjà eu l’occasion de filmer dans des endroits où l’on n’était pas forcément les bienvenus (certaines entreprises…). En revanche, ici, ça a été simple : on a été confrontés à l’homme et aux autres de la même façon que dans le monde libre. Eux avaient envie de participer, de parler d’eux, de montrer qui ils étaient. On avait même une liste d’attente qu’on n’a pas pu honorer pendant ces jours de tournage. Il y avait beaucoup de gens à qui ça faisait du bien de parler et de se montrer.
Jean-Robert Viallet : Quand on s’ennuie dans une prison depuis des mois ou des années et qu’une possibilité de contact avec l’extérieur vient, on la saisit. Tout s’est fait dans une sorte d’improvisation, naturellement, instinctivement.
Alice Odiot : Quand nous nous promenions dans la prison, nous étions très visibles, très repérables avec la caméra, les micros… Les détenus venaient alors nous voir.
Jean-Robert Viallet : En une heure, toute la prison était au courant ! Ils se passaient le message. Parfois, on passait devant des cellules fermées et on se faisait interpeler : « Eh m’sieur, m’dame, c’est vous qui venez filmer ? » Il se passe un truc, ils ont envie qu’on entre dans leur cellule…
Quel dispositif avez-vous mis en place ? Est-ce que vous aviez envie que la présence de la caméra soit la plus discrète possible ?
Jean-Robert Viallet : Il ne fallait pas qu’on soit trop nombreux. Au total, nous étions trois : Alice, moi et un ingénieur du son.
Alice Odiot : Mais nous n’avons pas cherché à être discrets. De toute façon c’est impossible, à partir du moment où l’on entre dans une cellule de 9m2 qui est à la fois l’endroit où l’on vit, cuisine, regarde la télé, dort, fait ses besoins, joue aux cartes… On est au milieu d’une intimité très particulière, il est impossible de se faire oublier. Par contre, on tente vraiment d’établir un vrai lien avec les gens qu’on filme.
Jean-Robert Viallet : Quand on filme, il y a un rapport intime avec la personne. Il faut trouver l’alchimie, pas juste entraîner le détenu dans un processus de déshabillage de lui-même où il est soumis, de mise en spectacle de lui-même, mais parvenir à créer un processus relationnel fort. Ce sont des moments très intenses, pas juste de la captation. Quelque chose doit s’établir. Ce n’est pas forcément positif, ça peut aussi être un rapport de conflit.
Alice Odiot : Il faut juste que ce ne soit pas un rapport de domination.
Quel travail de préparation ce documentaire a-t-il demandé ?
Jean-Robert Viallet : Un film comme « Des Hommes », c’est 25 jours de tournage et un mois de repérages un an avant environ. Le repérage sert à appréhender et mieux connaître la prison – mais de toute façon ce ne sera dans bien des cas même plus les mêmes détenus. La préparation d’un documentaire, c’est comment une envie d’être en contact avec un monde qui vous est inaccessible, une envie d’arriver à le transmettre par des images, comment tout cela vous habite. C’est ça, la préparation, pour nous. Ce n’est pas tant de la préparation « technique » à proprement parler. Le film documentaire, vous n’avez aucune raison de le tourner s’il ne vous habite pas comme un fou. Pourquoi, avec Alice, on passe trois ans, obsessionnellement, à vouloir rentrer dans cette prison alors qu’on nous dit non ? Pour nous, il était hors de question qu’on ne puisse pas y rentrer. Ça, c’est de la préparation, dans tout le cheminement de ce rapport au réel. La préparation, c’est le conditionnement de son propre désir, c’est une alchimie étrange…
Alice Odiot : La préparation, je dirais aussi que c’est instinctif. Ça se passe dans l’instant : pendant que Jean-Robert est en train de tourner une scène, je suis en train d’en chercher une autre, de discuter… C’est de l’instinct et c’est presque viscéral : c’est avoir envie tout à coup de suivre quelqu’un, sans même savoir précisément pourquoi, juste parce qu’il est là et accepte. Il y a quelque chose qui ne s’explique pas. Ça peut être fatiguant ! il faut être reposé quand on se lance là-dedans.
Jean-Robert Viallet : Au début, on se demandait comment ça allait se passer vu qu’on ne disposait que de 25 jours. Il fallait être extrêmement précis dans le regard et l’écoute. Mais ça ne suffit pas car il faut produire des images, donc que ce soit bien tourné, que ça « fasse » cinéma. Donc il faut que ces scènes soient bien captées car sinon elles sont sans intérêt.
Il s’agit en effet de votre premier documentaire réalisé pour le cinéma. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre approche ?
Alice Odiot : En tout cas, cela a correspondu à un véritable choix de notre part. On n’avait rien envie d’expliquer. Or la télévision nous demande quand même beaucoup, et c’est normal, d’expliquer. Mais sur ce sujet-là, on savait qu’on n’avait rien à ajouter à ce que l’on verrait à l’écran. Donc assez vite on a eu envie que ce soit pour le cinéma.
Jean-Robert Viallet : Complètement. Ensuite, on ne travaille pas pour le grand écran de la même manière que pour le petit écran quand on filme. Ce n’est pas le même rapport. On ne travaille pas les cadres de la même manière. C’est une des choses essentielles qu’on avait en tête.
La prison est en effet un espace très particulier à filmer. Quelles questions vous êtes-vous posé à ce sujet et quels choix avez-vous faits ?
Jean-Robert Viallet : Les questions qu’un tel tournage pose sont multiples : comment filme-t-on les cellules ? Comment se positionne-t-on dans 9m2, par rapport à l’extérieur et au contre-jour ? Quelle est la précision des cadres ? Comme on filme essentiellement des cellules, est-ce qu’il n’y a pas un risque que le film soit trop répétitif, visuellement, avec le même type de cadres ? Le montage amène également d’autres questionnements : combien de temps laisse-t-on les plans durer ? Comment démarre-t-on le film ? On ne démarre pas un film de la même manière au cinéma et en télévision. Au cinéma, on peut prendre le temps, alors qu’en télévision, les diffuseurs veulent produire de la sidération au début du documentaire. C’est dommage car cela « déséduque » les gens à prendre le temps de s’assoir et de se laisser porter. En télévision, quand il y a un million de personnes devant le poste, tous les responsables de la chaîne disent qu’il faut de la sidération sinon les téléspectateurs vont partir. Au cinéma, tout peut être plus subjectif, on sera moins dans l’explication orale et la pédagogie. Il faut réussir à donner plus de sens et de subjectivité dans les images, le son, le montage…
Comment s’est déroulé le moment du montage ?
Jean-Robert Viallet : Nous avions une cinquantaine d’heures de rushs. Nous avons travaillé avec une monteuse, qui a apporté sa sensibilité. Elle voyait les choses différemment, car elle n’était pas présente pendant le tournage. Ce film n’a pas été très compliqué à monter. On avait tellement une belle matière, à la fois puissante et triste… La plus grosse difficulté, c’était de savoir quoi garder et quoi enlever. Il fallait éviter que ce soit répétitif et éviter de tomber dans l’autosatisfaction, mais aller à la corde, à l’essentiel : montrer ces fragments de vie et la prison telle qu’elle est, sans mythification ni racolage.
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