Vous avez un riche parcours : vous avez notamment abordé le théâtre et la peinture. Aujourd'hui, votre travail allie la photographie au cinéma, mais aussi aux formes textuelles. Quelles ont été les étapes clés qui vous ont mené, peu à peu, à l'hybridation de ces médiums ?
J’ai commencé à étudier à l’Université et aussi aux Beaux-Arts en dessin et gravure. J’ai ensuite fait du théâtre et de la danse, bien avant la photographie. J’ai travaillé avec des chorégraphes en tant qu’« acteur physique », sans être tout à faire danseur. Mon dernier spectacle date de 1990, à la charnière de mon passage à la photo.
Il ne s’agissait pas encore d’images d’archives mais de programmes diffusés au Cinéma de Minuit, souvent de films connus.
Pourquoi la photographie ?
Rien ne me prédisposait à ce médium. Je n’y connaissais pas grand-chose en termes de technique. A l’époque, j’étais plutôt tourné vers la peinture. Mais pour moi, la photographie s’est présentée comme la meilleure façon de montrer ce que je voulais montrer, notamment dans le cinéma. A l’inverse de la peinture, la photographie s’apparente à une technique de reproduction factuelle de document. Le fait de documenter, grâce à la photo, me permettait de montrer que les choses existaient vraiment. On pourrait d’ailleurs voir mon travail comme un ensemble documentaire.
Je reprends en photo des documents qui existent déjà, à savoir des photogrammes de films. Je considère le champ cinématographique comme un corpus de documents fictionnels, d’archives que je peux réutiliser. En cela je ne me considère pas comme photographe véritable. Je ne tire pas mes photos, et les images que je capture sont des images préexistantes, parfois imparfaites. Je me définirais plutôt comme un manipulateur ou un détourneur d’images. Les photogrammes que je capture n’ont pas les nuances d’une véritable photo. Ce sont des images destinées à passer à toute vitesse et qui jouent un rôle dans ce que le spectateur perçoit à l’écran.
En tant que spectateur de cinéma, vous dites de vos recherches qu'elles visent à repérer ce que les yeux ne voient pas [à l’écran], des photogrammes, autrement dit des sortes d'interférences subtiles et microscopiques, presque invisibles. Qu'est-ce-que ces détails racontent pour vous, ou que tentez-vous vous-même de raconter à travers eux en les rendant visibles ?
Toute image de film est invisible, en elle-même. J’ai finalement poussé plus loin ce paradoxe du photogramme invisible en m’attachant à des détails insignifiants, des sortes de déchets. Je ne me suis pas tout de suite rendu compte de ces détails. Au début de ma pratique photographique, je suis tombé sur l’image noire au cinéma, tout à fait accidentellement. Avec mes séries ultérieures, à un moment donné, j’ai compris que les images qui m’intéressaient faisaient partie d’une forme d’inconscient visuel, que personne ne les percevait, ni les conservateurs, ni les spectateurs, pour des raisons diverses. La plupart étaient d’ailleurs surpris en découvrant ces images. Avec Excédents, la première série, ma curiosité m’a poussé à vouloir en faire des photos, mêlée à une forme d’ironie paradoxale : montrer des images-mouvements, sans image et sans mouvement !
Vous dites d'ailleurs vouloir « rendre visible » tout en ayant paradoxalement cultivé dans vos travaux cet attrait pour le noir. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Comme je travaillais dans une cave, sans lumière du jour, je baignais dans l’obscurité. Je peignais dans le noir. A un moment donné, le noir est entré dans ma vie. J’ai notamment été frappé, en regardant le film Chronique d’un amour de Michelangelo Antonioni, par l’étrange présence de huit images noires au milieu d’un plan. Soit quasiment un tiers de seconde ! J’ai toujours voulu comprendre pourquoi, sans jamais résoudre ce mystère. C’est ce questionnement qui a accompagné mes débuts en photographie. J’ai réalisé mes premières photos à partir des années 1990 : entièrement noires, avec seulement une petite lexie blanche en bas de chaque image qui correspond au sous-titre des versions originales.
Il y a quelques années, vous étiez venu aux archives du CNC récupérer de la « matière » pour votre travail. En quoi consiste, ou consistait, cette recherche ? Quel était votre processus, et que recherchiez-vous exactement ?
Je n’ai pas d’attente particulière quand je vais chercher dans des archives. Généralement, je demande à ce que l’on me montre ce qui est « en stock ». Pour l’anecdote, lors d’une visite aux archives de Washington, on m’a proposé des bobines abîmées, sans se douter que cela déclencherait un cycle de plus de cinq ans dans mon travail. A l’époque de ma visite au CNC, il me semble que je travaillais sur les bandes annonces. Je m’étais également rendu aux archives de la Cinémathèque française, que j’avais fouillées pendant plus de quinze jours pour leur constituer un fichier spécial de bandes annonces car ils ne savaient pas où elles se trouvaient. C’était un véritable travail de fourmi, laborieux et minutieux.
Votre travail sur les archives de cinéma a été décrit comme une démarche « archéologique ». Revendiquez-vous ce type de vocabulaire ; vous semble-t-il correspondre à la réalité de votre pratique ?
Tout à fait, dans la mesure où je « tombe sur », pour citer l’historien Daniel Arasse. Ma démarche se construit au fil de mes découvertes. Je fouille, sans jamais savoir ce que je vais trouver. De la découverte naît l’idée, qui dirige ensuite mes travaux.
Quel est la place du hasard dans votre travail ?
Le hasard est capital, notamment pour chaque début de série. Ensuite, je cible, je redirige ce hasard. Je sélectionne. Par exemple, parmi les 5000 images ramenées de mon séjour au Canada, je n’en ai exposé qu’une quinzaine.
Comment assimilez-vous l’utilisation croissante du numérique et des montages virtuels au cinéma ?
J’ai personnellement un rapport très proche à la machine, je n’ai rien contre l’utilisation de montages virtuels. Je me suis familiarisé avec le numérique, que j’utilise aujourd’hui de diverses façons dans mon travail. J’aime, par exemple, utiliser certains logiciels caducs pour en pervertir l’utilisation, en leur faisant faire des choses qu’ils ne peuvent normalement pas faire. Le résultat est inattendu, comme dans ma dernière série DSL. J’y utilise la DSL afin de faire ressortir un côté pictural hors-norme, en captant de petites interférences durant lesquelles l’image se délite. Le numérique me permet aussi de provoquer moi-même des « accidents » visuels, comme pour la série F.I.J. On y retrouve ce côté pictural proche de la peinture, toujours présent finalement dans mon travail ou dans ma façon d’appréhender les images, dans ma culture visuelle.
Quelle est la série qui a marqué votre transition vers le numérique ?
Quel est le film dont la photographie vous a le plus inspiré ou le plus influencé dans votre travail ?
Le Voyeur de Michael Powell, un film passionnant et à multiples lectures qui a servi de « matrice » à mon travail. C’est à partir de cette œuvre que j’ai réalisé la toute première photo de ma série Excédents.
En observant « Parties communes » on s'interroge sur votre rapport temporel aux images. Témoignent-elles selon vous du passé, ou au contraire d'un rapport continu avec le présent ?
Dans cette série, un siècle environ sépare chaque image. Comme beaucoup, je pense avoir tenté de rendre le passé présent, et de pouvoir lire le présent à la lumière du passé. Peut-on faire autre chose ? La série Parties communes est une tentative de relier les deux, en invitant en quelques sortes les créatures du passé à vivre parmi nous et réciproquement. Nous sommes tous habités par les images du passé, grâce aux images du cinéma notamment.
Votre série « Agendas » semble elle-même indiquer un lien intrinsèque entre les images et le présent associé à votre journal de bord. Est-ce-que la photo agit ici comme une sorte de memento ?
Agendas documente mes faits et gestes et comment j’ai occupé mes journées sur une vingtaine d’années. Il n’y a aucune considération abstraite, il s’agit vraiment d’actions factuelles. C’est le texte qui constitue un travail de mémoire et sert de memento, auquel j’ajoute deux photos prises par jour. La photo en elle-même ne dit rien. En relisant mes journées d’il y a plusieurs années, je suis d’ailleurs surpris de redécouvrir des choses et des gens totalement oubliés. Cet agenda est un travail continu, commencé en janvier 2002 et qui se terminera le 31 décembre 2021. Je montrerai alors 15 000 images combinées en une seule, et sur cette image un texte-journal de vingt ans. Je l’ai écrit au présent mais quand je le montrerai, il sera devenu un bloc de passé. Le présent est toujours déjà passé.
L'apport de textes à votre travail échappe au côté purement visuel. Diriez-vous cependant que l’écriture est là pour complimenter notre regard porté sur les images ?
Entre l’écrit et l’image, on sait qu’il n’y a aucune commune mesure. Quand je suis fatigué d’écrire, je passe aux images, et quand je suis fatigué des images je repasse à l’écriture. L’écriture me suit partout. Elle est présente dans mes séries en noir (Excédents), dans celle sur les Annonces, dans les Cartons, car le texte peut aussi être une image. Et depuis le Précis de décomposition (1993-95), dans les livres que j’écris en parallèle de mon travail photographique. Actuellement, depuis le confinement, écrire est devenue mon activité principale. Les textes rédigés sur mon travail complètent la vision qu’on peut en avoir. Mais je sais par expérience, et je pourrais raconter de nombreuses anecdotes à ce sujet, que la vision immédiate peut suffire. J’ajouterai que les textes sur mon travail s’autonomisent également et font partie de l’œuvre.
Quelles sont vos influences externes, autres que le cinéma ?
La littérature me mobilise beaucoup. Je me concentre aujourd’hui sur l’écriture et je continue de lire beaucoup. L’humanité a vécu des milliers d’années sans le cinéma, mais toujours avec des mots. Dans le 7ème art aussi, l’importance du langage est cruciale. Nous sommes constitués par le langage. Une image ne dit rien mais elle fait parler beaucoup.
éric Rondepierre
Le travail d’Eric Rondepierre est à retrouver sur son site web : https://www.ericrondepierre.com/eric-rondepierre-actualite.html