C’est à Venise que le Festival de Cannes est né. Ou plus exactement, c’est en réaction aux dérives totalitaires ressenties au Festival de Venise – créé par Mussolini en 1932 -en 1938 que l’idée d’organiser un grand rassemblement cinématographique international en France a germé.
Alors que le jury s’apprête à récompenser cette année-là Autant en emporte le vent de Victor Fleming, Joseph Goebbels, ministre de la propagande nazie, parvient à imposer au palmarès un film fasciste (Luciano Serra, Pilota de Goffredo Alessandrini) et le film nazi de Leni Riefensthal, Olympia (Les Dieux du stade). L’année précédente, le couronnement de La Grande Illusion de Jean Renoir - considéré par Goebbels comme étant l'ennemi cinématographique numéro un - avait provoqué la fureur des autorités allemandes et italiennes.
« Un festival des démocraties contre les dictatures »
Choqués par l’ingérence des gouvernements fascistes allemand et italien dans la sélection des films de la Mostra de Venise, devenue instrument de propagande, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis désavouent le Festival.
Les délégués britanniques et américains démissionnent et Philippe Erlanger, directeur de l'Association française artistique, imagine, avec l’aval de son ministre de tutelle Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts, un « festival des démocraties contre les dictatures », qui aura lieu en même temps que son voisin vénitien.
Malgré l'invasion de la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939, qui rend la guerre inévitable, Jean Zay et son équipe maintiennent l’événement, marquant ainsi l’entrée internationale du cinéma dans l’Histoire. « Nous préparions pour septembre 1939 le Festival de Cannes, destiné à concurrencer la fameuse Biennale de Venise. Notre festival aurait fait de la France chaque année le centre mondial du cinéma. » écrivait Jean Zay dans Souvenirs et Solitude (1942).
Soutien de Hollywood
La ville de Cannes est choisie pour accueillir l’événement, avec le soutien de Hollywood - les studios obtiennent l’ouverture complète du marché français par un deal de juillet 1939. Philippe Erlanger est nommé délégué général du Festival (il le sera jusqu’en 1951).
Reste deux mois pour mettre sur pied un festival qui doit se tenir du 1er au 20 septembre. « Une rigolade ! », clame la revue Cinémonde. La participation des Anglais, de l'URSS, de la Pologne, de la Suède et de la Belgique rassure les sceptiques. Et lorsque Louis Lumière arrive en gare de Cannes, le 6 août, pour parrainer la manifestation, le pari semble gagné.
A la fois artistique, commercial et politique, le Festival de Cannes est d’emblée un lieu historique (1). Incarnation du rêve et du glamour, la sélection propose alors les meilleurs films de l’âge d’or hollywoodien (Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, Mr Smith au Sénat de Frank Capra, Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks…) en présence des stars de l’époque (Norma Shearer, Cary Grant…). Les visiteurs affluent par centaines.
Mais le jour de l'inauguration, le 1er septembre 1939, les troupes allemandes envahissent la Pologne. Le 3 septembre, la France entre en guerre. Jean Zay annonce la suspension du festival. Il quitte le gouvernement pour rejoindre l’armée française. Il est assassiné le 20 juin 1944 par la Milice, deux ans avant que soit lancée la première édition du Festival de Cannes, que ce visionnaire a rendu possible.
De Cannes à Orléans
Quatre-vingt ans plus tard, cette « avant-première édition » du Festival de Cannes peut enfin avoir lieu. Le 22 mai, lors du 72e Festival, un « re-enactment » du Festival de 1939 est présenté, sous la houlette du CNC, en présence de Thierry Frémaux.
A l’initiative du Comité Jean Zay, ce Cannes 39 se déroulera du 12 au 17 novembre 2019 à Orléans, la ville natale de Jean Zay. Sur les 38 films qui devaient être présentés en compétition par «les pays libres», environ 25 seront projetés à Orléans, parmi lesquels Pacific Express de Cecil B. DeMille, Elle et Lui de Leo McCarey, La Charette fantôme de Julien Duvivier ou encore La Taverne de la Jamaïque d’Alfred Hitchcock, son dernier film anglais avant son départ à Hollywood.
« On est à la pêche aux droits. Pour certains films il y avait des diffuseurs en France, pour d’autres non. Et il y a des films que nous n’avons pas retrouvés, comme les films polonais, le film suédois, un des films hollandais ou un film soviétique», précise le critique et historien Antoine de Baecque, président du comité.
Hommage à Jean Zay
Autour d’Alex Lutz, maître de cérémonie, un jury composé notamment des cinéastes Amos Gitaï, Julie Bertucelli, Lazlo Nemès, Pascale Ferran ou encore de l’écrivain Yannick Haenel départagera la trentaine de longs métrages qui auraient dû être en compétition en 1939. À cette programmation s'ajoutent des films hors compétition, qui reviennent sur le contexte de 1939 en donnant une dimension historique et pédagogique à l'événement (Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl, Le Bossu de Notre Dame de William Dieterle, qui devait faire l'ouverture du festival…).
Pour célébrer cet événement cinéphile et festif, le public pourra découvrir une exposition itinérante Jean Zay et le Festival de Cannes 1939. De même, la cérémonie de clôture qui se déroulera le 16 novembre au Théâtre d’Orléans, sera suivie du bal costumé 1939 dans le grand hall du Théâtre où plusieurs stars défileront sur le tapis rouge.
Autour de Cannes 1939
Autres festivités prévues ce mois-ci autour de cette édition, un documentaire diffusé sur France 5 le 12 mai (Cannes 1939, le Festival n’aura pas lieu, écrit et réalisé par Julien Ouguergouz, co-écrit par Olivier Loubes). La pièce de théâtre Cannes 39/90, écrite et mise en scène par Etienne Gaudillère, explore l’histoire du Festival. Après des premières représentations à Sète les 14et 15 mai, la pièce se joue à Villefontaine (Isère) le 28 mai et est d’ores et déjà programmée à Cannes le 8 mars 2020.
(1) Olivier Loubes, historien de l’imaginaire politique (FRAMESPA, Université Toulouse Jean-Jaurès), auteur de Cannes1939, le Festival qui n’a pas eu lieu (Armand Colin, 2016).