L’année dernière, la Leçon de musique de la Sacem réunissait Martin Scorsese et Howard Shore. Quel est votre sentiment à quelques heures de leur succéder ?
François Ozon : Beaucoup de fierté. Quand on m’a proposé cette leçon de cinéma, j’étais un peu surpris : on m’a rappelé qu’on avait fait treize films ensemble, au cours des vingt-cinq dernières années. C’est la reconnaissance d’un travail au long cours qui a été, et reste, très varié.
Philippe Rombi : C’est un honneur. Et je suis heureux de te retrouver pour fêter notre petit anniversaire. Je n’avais pas réalisé la longévité de notre collaboration.
Quels sont vos souvenirs des débuts de cette « association » artistique ?
FO : J’ai rencontré Philippe sur mon second film Les Amants criminels. Auparavant, j’avais travaillé à partir de musiques préexistantes et là, pour la première fois, j’avais décidé de faire appel à un compositeur. Mais j’avais beaucoup de méfiance parce que je ne connaissais pas le rapport entre musicien et réalisateur. On s’est rencontrés et on s’est un peu apprivoisés. Il a fallu du temps… Le premier film sur lequel on a vraiment collaboré, ce fut Sous le sable. Philippe était présent très en amont et on a beaucoup échangé. Sur Les Amants criminels, la collaboration s’était bien passée, mais tu étais arrivé en toute fin…
PR : C’était vraiment mes débuts. À l’époque, je n’avais pas encore fait de long métrage. J’avais travaillé sur une vingtaine de courts et j’avais rassemblé ces musiques sur une bande démo, qui avait atterri chez ton producteur Olivier Delbosc. Il te l’a fait écouter et vous m’avez contacté pour Les Amants criminels. Comme tu le disais, j’ai fait quelques interventions musicales, mais toutes à la fin du film. Et ce n’est que pour le film suivant, Sous le sable, qu’on a pu profiter de vrais moments d’échanges plus constructifs. J’ai écrit la musique sur des extraits du film. Pour Swimming Pool, j’ai composé à partir du scénario, et tu es parti sur le tournage avec la musique et l’orchestration parce qu’en lisant ton script, j’avais déjà en tête les couleurs.
Philippe, vous avez donc signé treize BO pour François Ozon. Comment votre relation de travail a-t-elle évolué ?
PR : Je crois qu’on s’est apprivoisés. François s’est habitué petit à petit à recevoir mes musiques, à déceler l’impact qu’elles pouvaient avoir dans ses films et surtout à me faire confiance au fil des ans. De mon côté, je me suis laissé embarquer dans son univers avec beaucoup de bonheur et beaucoup de surprises à chaque film. Parce que si je devais résumer François en un mot je dirais : diversité.
Vous arrivez encore à vous surprendre ?
FO : Pour moi, chaque film est un prototype. C’est toujours une nouvelle mise en scène, un nouvel univers. Philippe a une capacité d’adaptation et une aisance à entrer dans mon monde qui m’impressionnent. Il peut aller vers des choses extrêmement différentes : être très symphonique (Angel) ou beaucoup plus électronique (L’Amant double) ; il peut mélanger les genres (Dans la maison) ou être très sentimental (Une nouvelle amie). À chaque fois, il répond à mes demandes et toujours avec enthousiasme. C’est surtout quelqu’un qui sait merveilleusement créer des mélodies. C’est essentiel pour moi. J’aime les musiques de film mélodieuses, j’adore quand le spectateur se souvient des thèmes du film et peut chantonner quelques passages en sortant de la projection. Et là-dessus, Philippe est vraiment doué.
Quel est pour vous le rôle de la musique dans un film ?
FO : C’est très variable. Il y a certains films où je ne ressens pas forcément le besoin de placer de la musique et d’autres au contraire où elle fait vraiment partie de l’histoire, de la narration. J’essaye quoi qu’il en soit qu’elle ne soit jamais redondante par rapport à ce que je raconte et qu’elle apporte un regard ou un angle différent sur l’histoire. Qu’elle nourrisse aussi l’imaginaire du spectateur.
PR : Pour moi, la musique sert à manipuler le spectateur. Le son, c’est l’élément de communication le plus direct avec le public. C’est fulgurant. On peut orienter un dialogue par une musique qu’on ne soupçonne même pas, qu’on entend à peine, et qui va complètement changer la perception et l’émotion de la phrase. C’est véritablement un art de la manipulation.
Quelle est votre méthode de travail ?
FO : Sur chaque film, c’est différent. Parfois Philippe intervient dès le scénario. Pour Swimming Pool, par exemple, je lui avais donné le script en amont et il avait créé certains thèmes avant même que le tournage commence. Et puis il y a des films où il n’intervient qu’en bout de chaîne, le plus souvent en cours de montage. Quand on commence, je lui montre quelques séquences. Prenons Potiche : je lui ai montré la scène du footing de Catherine Deneuve. Je savais que ce serait le générique du film et j’avais besoin d’une musique très spécifique. Mais la règle, c’est qu’il n’y a pas de règle. On s’adapte.
PR : Parfois, le synchronisme est essentiel. Je crée des thèmes, des musiques qui définissent le film, si vous voulez. Ce sont comme les morceaux d’un CD, des compositions de deux ou trois minutes qui forment la matière première. À partir de là, je crée des variations.
FO : Et moi, je pioche dans ces morceaux et dans ces variations et je fais des montages, des coupes – d’ailleurs pas toujours très heureuses ! (Rires.) Et évidemment, Philippe réadapte, propose, modifie pour que ce soit fluide.
Votre relation n’est pas exclusive. François, qu’est-ce que ça change de travailler avec Philippe ?
FO : Ce qui est important dans notre relation, c’est qu’on se connaît depuis longtemps. Nous fêtons ici, à Cannes, nos 25 ans de collaboration. On se connaît, je peux même dire que nous sommes devenus amis. Cela facilite beaucoup nos relations. Je peux lui dire : « Je n’aime pas ce morceau » ou « Ce n’est pas la bonne direction », sans qu’il en prenne ombrage. D’ailleurs, tu te vexes difficilement…
PR : On est au service d’une œuvre avant tout. On est là pour que ça fonctionne et il faut savoir s’adapter. Quand je vois à quel point le cinéaste lui-même enlève des passages qu’il a écrits, sur lesquels il a passé du temps ou même pour lesquels il a un affect particulier, il n’y a pas de raison que je me plaigne lorsque ça m’arrive.
François, votre carrière a énormément évolué depuis vos débuts et notamment vos budgets de production. Est-ce que cela a changé votre rapport à la musique et à la création des bandes-son ?
FO : Je vous arrête tout de suite : j’ai toujours alterné films aux budgets confortables et films plus fragiles, parce que l’histoire était plus compliquée à raconter. Encore aujourd’hui, je ne trouve pas toujours le financement. Alors on s’adapte. Les comédiens, la technique, et le musicien également. Je me souviens que la production a parfois dû trouver des arrangements financiers avec Philippe. Mais notre système est bien fait : il y a les droits d’auteur, des aides, la Sacem, le CNC… Pour l’instant Philippe n’a jamais refusé pour des questions de budget.
Vous avez à peu près le même âge, mais avez-vous les mêmes références en matière de musique et de cinéma ? Parlez-vous le même langage quand vous travaillez ensemble ?
FO : Pas du tout et c’est ça qui est intéressant. Musique et images sont deux langues qui se rencontrent, deux logiques totalement différentes. Philippe vient avec sa sensibilité, avec sa formation de musicien classique. Moi je ne suis absolument pas musicien. Et ce qui fait la richesse de notre rencontre et de notre travail commun, ce sont précisément nos différences. J’amène Philippe vers des choses sur lesquelles il ne serait pas allé et lui me surprend, me force à penser différemment. C’est la richesse de notre collaboration.
Quelle est la musique dont vous êtes le plus fier ?
PR : Sous le sable. Je me souviens d’une anecdote. Lors d’un festival, le producteur Olivier Delbosc et François m’ont raconté que le public était resté assis pendant le générique de fin. On avait conçu ce générique pour que toute l’émotion contenue du film se relâche précisément à ce moment-là. J’aime aussi Dans la maison, c’est une musique qu’on me demande beaucoup, notamment lors de concerts…
FO : C’est vrai qu’on nous réclame souvent les droits de cette musique pour des pubs et des utilisations hors cinéma. C’est devenu un tube.
PR : On nous demande également les droits de Swimming Pool ou Une nouvelle amie pour les jouer au piano. Ces musiques commencent à vivre en dehors des films et c’est un motif de fierté pour un compositeur. Quand on découvre qu’une musique de film a sa propre vie, c’est une belle récompense.