Graham Greene au fil du temps

Graham Greene au fil du temps

01 avril 2021
Cinéma
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"La Fin d'une liaison" Columbia Pictures
Pour commémorer les 20 ans de sa disparition, le 3 avril 1991, retour sur cinq œuvres de l’écrivain britannique transposées sur grand écran, des années 40 aux années 90.

Tueurs à gages de Frank Tuttle (1942)

Payé en argent volé, un tueur à gages qui vient d’abattre un industriel part à la recherche de son commanditaire pour se venger, avec l’aide de la fiancée de l’inspecteur de police qui le traque… Huit ans après la toute première transposition d’une œuvre de Graham Greene au cinéma (Orient Express, réalisé par Paul Martin), c’est au tour de Frank Tuttle de s’attaquer à un autre de ses romans noirs, publié en 1936 sous le titre original A Gun for Sale. À l’écriture, on retrouve William R. Burnett, grand spécialiste du film noir, coauteur du Scarface de Howard Hawks et Albert Matz, dramaturge qui enchaîne les succès à Broadway et travaille ici pour la première fois pour Hollywood. Ce film va doublement entrer dans l’histoire du cinéma. D’abord parce qu’il propulse son interprète principal Alan Ladd – jusque-là abonné aux séries B – au tout premier rang grâce à l’enthousiasme suscité par son alchimie à l’écran avec Veronica Lake (qu’il retrouvera peu après dans La Clé de verre de Stuart Heisler puis Le Dahlia bleu de George Marshall). Ensuite parce que, vingt-cinq ans plus tard, Jean-Pierre Melville revendiquera haut et fort l’influence de Tueurs à gages pour Le Samouraï, en particulier pour sa scène d’ouverture très proche de celle imaginée par Tuttle. Entre temps, en 1957, James Cagney en avait signé un remake pour ce qui fut son seul film de réalisateur, À deux pas de l’enfer.

Première Désillusion de Carol Reed (1948)

Le jeune fils d’un ambassadeur à Londres est confié par ses parents, en leur absence, au majordome de la famille, qu’il admire. Mais quand il découvre que ce dernier a une maîtresse, il va le soupçonner d’avoir tué sa femme, victime d’une chute pourtant en apparence accidentelle dans les escaliers... Jusque-là peu convaincu par les adaptations de ses œuvres (y compris quand il s’y emploie lui-même avec son roman Brighton Rock, devenu Le Gang des tueurs sous la direction de John Boulting), Graham Greene commence par décliner la proposition de Carol Reed d’adapter sa nouvelle The Basement Room, publiée en 1935. Mais le cinéaste sait trouver les bons arguments. Greene, épaulé par William Templeton (futur pilier de l’écriture de la série culte Les Incorruptibles) et Lesley Storm, va accepter et développer, à l’initiative de Reed, ce qui constituait l’un des thèmes de son récit : la perte d’innocence de son jeune héros confronté pour la première fois à un monde d’adultes dans lequel il va se perdre. Tout juste auréolée de son prix d’interprétation cannois pour La Symphonie pastorale, Michèle Morgan campe la maîtresse du majordome dans ce qui deviendra l’un des plus gros succès du box-office britannique de 1948. Graham Greene y gagnera la seule nomination de sa carrière aux Oscars où il sera battu par le Mankiewicz de Chaînes conjugales. Mais la collaboration Reed-Greene ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Ils se retrouveront pour Le Troisième Homme et Notre agent à La Havane.

Un Américain bien tranquille de Joseph L. Mankiewicz (1958)

À Saïgon, durant la guerre d’Indochine, un jeune Américain agissant sous couverture de la CIA est retrouvé mort. L’inspecteur qui mène l’enquête soupçonne un journaliste britannique vétéran dont l’épouse était tombée amoureuse de la victime… Alors qu’il vient d’enchaîner L’Affaire Cicéron, Jules César et La Comtesse aux pieds nus, Mankiewicz décide de porter à l’écran ce roman que Graham Greene a publié en 1955. Il pense d’abord à Montgomery Clift et Laurence Olivier dans les rôles principaux. Mais quand Clift doit renoncer au film pour des raisons de santé, Olivier se désengage. À son grand dam, le cinéaste doit se contenter d’un casting moins bankable : Audie Murphy et Michael Redgrave. Il sera le tout premier à tourner au Vietnam avec un scénario largement modifié par rapport au livre originel. Dans son roman, Greene dénonçait les maux causés par l’intervention étrangère dans cette colonie et annonçait la déroute de Diên Biên Phu. Mankiewicz, lui, fait appel, à un consultant pas comme les autres : Edward Lansdale, agent secret de la CIA. Et son Américain bien tranquille se métamorphose en un plaidoyer anticommuniste qui célèbre par ricochet la toute-puissance américaine. Film et livre se complètent donc parfaitement. Si Greene renia cette adaptation, Jean-Luc Godard le considéra à l’époque comme le meilleur film de l’année 1958. Avant qu’en 2002, Phillip Noyce n’en livre une nouvelle version avec Brendan Fraser et Michael Caine dans les rôles principaux.

The Human Factor d’Otto Preminger (1979)

Alors qu’il arrive en fin de carrière, un obscur fonctionnaire des services secrets britanniques se retrouve l’objet d’un contrôle de sécurité, suite à une fuite de documents révélant à la surprise générale son statut d’agent double… À la fin des années 70, le réalisateur de Laura semble bien loin. Il vient d’enchaîner plusieurs échecs cuisants quand il décide de s’emparer du Facteur humain que vient de publier Graham Greene. Les deux hommes se connaissent bien : Greene avait écrit pour Preminger l’adaptation de Sainte Jeanne de George Bernard Shaw en 1957. Mais bien qu’amis, Greene hésite à lui confier les droits car, comme il l’expliquera plus tard, il n’a aimé aucun de ses films depuis près de vingt-cinq ans. Il finit cependant par céder. Pour l’adaptation, Preminger fait appel à Tom Stoppard qui vient de travailler avec Fassbinder sur Despair et signera plus tard les scénarios de Brazil et Shakespeare in Love (avec un Oscar à la clé). Devant la caméra, après les refus de Richard Burton, Michael Caine et Anthony Hopkins, Preminger réunit Nicol Williamson (le Petit Jean de La Rose et la Flèche), Richard Attenborough et John Gielgud face à une débutante, le top model Iman. L’aventure va se révéler chaotique, surtout d’un point de vue financier. Faute d’acteurs bankables, Preminger doit vendre deux tableaux de Matisse et sa propriété du sud de la France pour finir de boucler le budget en plein tournage. Si The Human factor n’affolera pas les compteurs du box-office, la critique saluera la manière dont le cinéaste y joue avec la mythologie du film d’espionnage à travers un récit ambitieux fuyant tout spectaculaire.

La Fin d’une liaison de Neil Jordan (1999)

En 1939, à Londres, une jeune aristocrate qui s’ennuie dans son mariage entame une liaison adultère mouvementée avec un écrivain… Publié en 1951, La Fin d’une liaison avait déjà connu une première adaptation sur grand écran avec Vivre un grand amour d’Edward Dmytryk qui, en 1955, réunissait Deborah Kerr, Van Johnson et Peter Cushing. Alors qu’il sort d’un thriller fantastique (Prémonitions), le réalisateur de The Crying Game et d’Entretien avec un vampire décide de changer de registre en abordant pour la première fois le film romanesque au classicisme revendiqué. Aux côtés de Ralph Fiennes et Stephen Rea, deux comédiennes anglaises, Kristin Scott Thomas et Miranda Richardson, sont envisagées pour le rôle féminin principal. Mais c’est une Américaine qui va s’imposer et relever le défi de prendre l’accent britannique : Julianne Moore, qui n’avait pas hésité à envoyer à Jordan une lettre lui expliquant son envie de jouer ce rôle. Sa prestation lui vaudra sa toute première nomination à l’Oscar de la meilleure actrice, remporté cette année-là par Hilary Swank pour Boys Don’t Cry. À l’écran, Neil Jordan fait un clin d’œil à l’auteur de La Fin d’une liaison, disparu huit ans plus tôt, le temps d’une scène où les amants campés par Julianne Moore et Ralph Fiennes vont voir au cinéma 21 jours ensemble, un film de Basil Dean, contemporain de l’intrigue et coécrit… par Graham Greene.